Les Noces de Figaro parle sans équivoque de la fin de l’Ancien Régime et de l’envie de liberté, à travers sa galerie de caractères millimétrés. Il est possible de traiter ces thèmes sans tomber dans un tank qui assène à la pelle les lieux communs ou les concepts réducteurs. On peut même moderniser la grammaire scénographique de la comédie, tout en se concentrant sur le théâtre.
C’est exactement ce que fait Tom Goossens dans une nouvelle production d’Opera Ballet Vlaanderen : il traite l’œuvre sous le prisme du passage et de la transition, tout en étudiant son déclic sur les vivants. Il regroupe des éléments de décors provenant du stock de la maison flamande, dans une aire sans cloisons. Les bouts de planches alignés au sol, derrière le rideau déjà levé, évoquent bien sûr la modeste maisonnée de Figaro et Susanna accordée par le Comte, dans laquelle les meubles en kit se projettent en pensée en agencement de pièce. Seules une armoire posée en longueur, un matelas plié et une porte tenue debout moduleront à l’acte I la variante « hauteur » du plateau. Apparaissent Marcellina et Bartolo par les cintres : ils connaissent déjà l’histoire (et leur paternité sur Figaro) et en plaisantent, en récitatifs parlés puis en phrases musicales, tous traduits en néerlandais. Ils sont outsiders et le restent. Les morceaux de bois éparpillés au plancher se lisent alors comme leurs bribes de mémoire à recoller. Au II, des draps couvrent les meubles : la société ferme les yeux sur les agissements du Comte. Après l’entracte, un grand tissu blanc en suspension pourrait cacher des secrets familiaux. En tombant, il révèle ses mirages : il ne recouvrait rien. C’est alors qu’en soulevant les plaques qui composent l’avant-scène, la végétation sort du sous-sol pour conclure l’œuvre. À part peut-être ce dernier quart dans le jardin, moins émetteur d’idées fortes, l’action interpelle, sans lourdeur, sur un espace très astucieusement exploité. Tom Goossens demande seulement de garder les yeux ouverts pour faire fonctionner l’imagination, car les situations qu’il développe par un sens aigu de la dramaturgie servent à montrer d’autres aspects, plus intimes – la solitude de la Comtesse saute ainsi aux yeux dans la nudité verticale – grâce au resserrement physique de la scénographie et des lumières sur les interprètes. Avec sa vision époussetée, le metteur en scène fait surgir le maximum de ses personnages et leur fait ressentir les sentiments hors du décorum, et pas uniquement dans la comédie pure, si bien que la sauce prend sans discontinuer.
Le nozze di Figaro - Opera Ballet Vlaanderen (c) OBV/Annemie Augustijns
La cheffe Marie Jacquot convie elle aussi le théâtre de tréteaux pour donner vie à la partition avec beaucoup d’expressivité et d’amusement. Elle assemble des blocs musicaux, soigne le rythme de la commedia dell’arte, approche la matière en différents plans et profondeurs. C’est ainsi qu’elle étend parfois l’écart de volume entre les vents solistes et les cordes accompagnatrices, qu’elle fait écourter les articulations courtes et allonger les longues durées. Dans son bol à sons, tout est toujours prêt à utilisation, ce qui lui permet de changer radicalement les atmosphères quand bon lui semble, en champ de bataille, en danse de mariage tranchante, ou même alla bel canto lorsque l’accompagnement énonce ostensiblement et langoureusement le motif qu’il va répéter en boucle. Après une ouverture aux tempi instables, le Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen persiste en tartinade et en hétérogénéité de textures – y compris au sein de chaque pupitre, et il ne s’agit pas que de justesse –, qui met à mal la moindre tentative d’équilibre.
Le chœur d’Opera Ballet Vlaanderen, en émission de pétales caressants, s’en sort bien mieux que l’orchestre, mais c’est l’oasis de voix réunies pour ce spectacle qui réveille l’applaudimètre. Lenneke Ruiten est une Comtesse de légato, dont émerge progressivement une deuxième ligne invisible et bouleversante d’intériorité, jusqu’à un rayonnement au-delà de la partition. Son interprétation, qui maîtrise vibrato et résonance en nuances cosmiques, se mesure en battements de cœur. L’électrocardiogramme vocal de Kartal Karagedik, en Comte, atteint avec brio ses intentions de non platitude, tout à tour puissant, colérique, inattendu, primitif. Il participe d’un mouvement perpétuel de renouveau, baigné d’une confiance entre profondeur magnétique et émission mordorée, tandis que les valeurs courtes illustrent la matière fugace de ses propres desseins. Le Figaro de Božidar Smiljanić confirme sa bonne forme de 2020 à l’English National Opera. Si le luron remplit haut la main le cahier de charges du blagueur maladroit grâce à une fraîcheur de timbre et à un soutien magistral, le chanteur joue aussi la carte de l’émotion vraie et spontanée, dans des récitatifs au goutte-à-goutte et des graves chaleureux. Maeve Höglund campe dans la première partie une Susanna adroitement sur le fil, dans un jeu vocal mesuré et permanent, qui colle à merveille au concept de la mise en scène, en gouttelettes se mêlant aux embruns orchestraux. Elle perd en revanche légèrement le contrôle dès lors que la projection s’intensifie. Anna Pennisi commence par faire se questionner Cherubino, dans un chant touchant en petites touches, comme en rapport expérimental au monde, avant de revendiquer son point de vue dans « Voi che sapete », par un phrasé droit et égal. On apprécie par ailleurs les ressorts électriques de Daniel Arnaldos, et l’incarnation drôlatique et quasi-crachée des néerlandophones Eva Van der Gucht et Stefaan Degand, tandis qu’Elisa Soster campe une Barbarina un peu en retrait. Point à la ligne.
Thibault Vicq
(Gand, 30 mai 2023)
Les Noces de Figaro, de Wolfgang Amadeus Mozart, à l’Opéra Ballet de Flandre (Opera Ballet Vlaanderen) :
- à Gand jusqu’au 11 juin 2023
- à Anvers du 23 juin au 6 juillet 2023
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