Depuis quelques jours, les vedettes se succèdent à l’Opernhaus Zürich, rouvert au début du mois à un public restreint pour un festival de récitals (et un concert symphonique dirigé par le directeur musical Fabio Luisi). Sabine Devieilhe, Benjamin Bernheim, Thomas Hampson, Julie Fuchs, Javier Camarena, Piotr Beczała et Camilla Nylund montrent autant de couleurs du monde d’après, mais c’est de la magie blanche de Diana Damrau sur un programme trilingue dont nous allons parler ici.
Une maison d’opéra ne change pas de silhouette après un confinement. À Zurich, les espaces publics (dont le vestiaire) et la terrasse accueillent comme avant les spectateurs, avec désormais du gel hydroalcoolique en libre-service. Le personnel d’accueil veille à ouvrir et fermer les portes d’accès lui-même pour qu’il n’y ait pas de contact d’autres mains sur les poignées. Chaque groupe de personnes est séparé d’une place, mais une fois assis, c’est bas les masques (sauf pour les rares qui préfèrent le garder) !
Diana Damrau arrive guillerette avec le harpiste Xavier de Maistre, et manifeste la joie communicative d’être là en une simple exclamation : « Wie schön! ». Mendelssohn-Bartholdy sillonne un panorama du merveilleux. Les deux interprètes mettent les fées et créatures de la forêt à pied d’œuvre, font varier les températures des tissus musicaux, puis nous défrichent des clairières cachées sous le chuchotement des ramages. La soprano se rêve amoureuse en initiation, emplit la marmite linguistique allemande de « ch » et « sch » affriolants, à moins qu’elle ne danse les mots, ou ne croque cet univers onirique dans une myriade de représentations qui apparaissent et s’évaporent aussitôt. La ronde des sens reste alerte dans les mélodies de Rachmaninoff et La Fontaine de Bakhtchissaraï de Vlasov. Des ellipses et des traversées mélodiques, nous entrapercevons un monde d’idées, assistons à la croissance des élans, rétrécissons au pays des insectes qui font « bzzz » et « flouf », nous débattons dans un lac, ou guettons les apparences soutenues. Diana Damrau est capable de tout cela : comme un trou de ver dans l’espace, elle se place en passeuse des espaces-temps.
Si la harpe est généralement associée aux univers aquatiques, celle de Xavier de Maistre donne du volume aux flux, aussi bien dans la décomposition par gouttes des filets d’eau que dans le mouvement des courants. Bien plus que la citation des mandolines et lyres, ce sont les indices de miroitement et de lueurs qui prévalent. L’instrumentiste pourrait être un chef opérateur de cinéma qui s’engage à l’identité lumineuse des numéros. Dans deux pièces solistes, il redouble de souplesse dans des bourdons et tricotages cadencés en nous éclaboussant par la même occasion de climats soigneusement composés. La résonance des cordes hisse l’expérience du relief sonore vers des endroits que le piano n’est pas en mesure de fournir. L’inclination à un phrasé du questionnement irrigue les mélodies d’une ponctuation et d’un rythme qui se greffent à ceux de la voix.
La deuxième partie du concert dépeint le quotidien de l’humain sur un français musqué. La soprano allemande, généreuse en voyelles, perle les accents circonflexes. Dans L’Énamourée de Hahn, elle modifie le timbre prosodique comme si elle s’allongeait peu à peu sur un sol minéral, tandis que son acolyte rend indépendants les différents éléments d’accompagnement dans un équilibre grisant entre terre, mer et air. Mai se teinte des splendeurs du passé et attend les rayons prometteurs de l’avenir. Le Nocturne joue avec une mort protéiforme, illustrée par une harpe hargneuse. Les poèmes de Francis Carême mis en musique par Poulenc rient tendrement des visions transformistes de l’enfance. Diane Damrau est truculente dans ces comptines sous la lampe de chevet. Elle adopte le débit vocal d’un bambin à la vitesse de son imagination. Elle manœuvre les mots pour figurer l’abstrait et les logiques qui échappent aux adultes. Le vertige éloquent des Chemins de l’amour conclut la soirée avec la beauté de l’insouciance qui ne peut constituer que la réponse artistique à ces périodes tumultueuses. Et nous redécouvrons aussi le bonheur des bis en direct : deux Strauss, un Schubert et la « Villanelle » d’Eva Dell’Acqua ; le triomphe évident du public distancié résonne à l’égal de nos souvenirs d’une salle pleine à craquer.
Thibault Vicq
(Zurich, 8 juillet 2020)
Crédit photo (c) Thibault Vicq
11 juillet 2020 | Imprimer
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