Diana Damrau et Jonas Kaufmann en récital à la Philharmonie de Paris, jouant les amoureux dans l’Italienisches Liederbuch de Hugo Wolf, un 14 février, c’est forcément un événement. Si la date n’est qu’une escale d’une tournée européenne, elle peut quand même prêter à sourire. Pur biais marketing éprouvé, la Saint-Valentin sort chaque année ses stratégies les plus aguicheuses pour révéler le besoin (non toujours exprimé) de l’être aimé. La soprano et le ténor, adulés d’un public en délire, savent qu’ils sont devenus eux-mêmes des produits du star system. Ce soir, ils ne vont pas simplement suivre un cahier des charges balisé, mais jouer avec leur image, ce qui rend leur prestation bien plus flatteuse.
Hugo Wolf a mis plus de six ans à compléter ses quarante-six « chants italiens », occupé entre-temps par des opéras aux créations infructueuses. Les poèmes populaires qu’il a harmonisés revêtent une part parfois vocative, se transforment en monologues jusqu’à prendre la forme de récits masculins, féminins ou mixtes (relevant du choix des interprètes), dont l’ordre d’exécution reste libre. Chaque duo peut ainsi constituer sa propre compilation pour raconter un récit de couple original. Jonas Kaufmann et Diana Damrau ont opté pour une alternance de moments en miroirs, pour une gradation de questions / réponses adroitement construites. Quand l’un(e) chante, l’autre réagit en silence et en direct à ses propos, pour créer des situations parfois cocasses et toujours vivantes. L’une des premières qualités de ce récital réside donc dans son habilité à tonifier la prise de parole tout en la rendant ludique. La teneur ironique du texte est celle qui a trouvé grâce aux yeux du couple et raille les stéréotypes sur l’amour « à l’italienne » (forcément compliqué). Les deux chanteurs triomphent alors à simuler les mauvais acteurs d’une histoire à l’eau de rose.
Dans son rôle, la soprane rejoint le rang des simples d’esprit idéalistes avec aplomb et créativité. La pluie pacifique de cerises jumelles parsemant sa robe enracine son assaut de fantaisie et d’exaltation dans une réalité fruitée. La mélodie de murmures s’assortit à ses métaphores (XL, « Oh, si ta maison était de verre »), l’intensité mesurée de son phrasé phénoménal se marie à un texte exagéré (XX, « Mon amoureux chante dehors », où les larmes coulent tellement qu’elles se muent en sang, rendant sa propriétaire aveugle... espérons que le véritable amour italien soit moins douloureux). Elle s’amuse à contraster ses interventions, à distendre son legato céleste (XIX, « Nous avons tous deux gardé un long silence »), à piquer avec hardiesse ses sautes d’humeur en jeune fille capricieuse, voire à se mettre en danger pour des attaques gigognes qu’elle propage brillamment. Elle se permet toutes les incartades, jusqu’à la semi-justesse, sans vibrato et en port de voix (XI, « Depuis longtemps il me tardait »), voyant chaque lied dans son ensemble, comme autant de prouesses façonnant son imposant talent chic et choc.
Jonas Kaufmann compose un amant maladroit et vaniteux, amusé des excès de sa dulcinée et jaloux de ses frasques. Il exprime des états d’âme isolés, marqués par le cours changeant des événements, passant de ses déchirants pianissimi en sourdine (notamment dans XIV, « Ami, prendrons-nous la bure »), reconnaissables entre mille, à des forte rugueux. Il extirpe de poignants solos avec détachement, en rendant déchiffrable son cheminement mental. Ses graves exhalent l’exaltation et son bouillonnant vibrato explose de sincérité. Visiblement fatigué en début de deuxième partie, il reprendra du poil de la bête grâce à la drôlerie de ses médisances (XXVII, « Je me suis laissé dire on m’a conté ») et à la force de ses aigus dans les doléances (XIII, « Vous êtes bien altière, belle enfant »).
Cette limpidité de lecture de la soprane et du ténor est avant tout apportée par le pianiste Helmut Deutsch, exceptionnel. Fidèle au texte, il met en scène les strates musicales que les chanteurs vont fouler et transporte les mots en pâte ondoyante prête à être modelée, que ni pudeur ni préciosité ne viennent saborder. Il fait resplendir ces études de caractère au-delà de ce que la partition permet.
Le ménage à trois sera récompensé d’applaudissements torrides, mais devra cependant se rendre à l’évidence : les roses, chocolats et sacs mystérieux offerts à Jonas Kaufmann montrent que le Munichois demeure le Valentin prioritaire du public de la Philharmonie.
15 février 2018 | Imprimer
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