Dienstag aus Licht, duel fougueux et explosif à la Philharmonie de Paris

Xl_4695a7b99dd8b763cafacfbfc51b76de © Gaspard Kiejman

Il y a deux ans, Le Balcon posait la première des sept pierres du cycle Licht, de Karlheinz Stockhausen. Un projet pharaonique et un peu fou dont nous suivons année après année l’accomplissement sans faille. Un portrait croisé de trois icônes culturelles (Eva, Michaël et Lucifer), entrecroisant symboles religieux, sémiologie, philosophie et histoire du monde. Donnerstag aus Licht, à l’Opéra Comique (novembre 2018) s’attardait sur la figure de Michaël. Sept mois plus tard, à la Cité de la musique et dans une église proche, se tenait Samstag aus Licht, centré sur Lucifer. Dans Dienstag aus Licht (le mardi, jour de Mars, et donc de la guerre), défendu au sein du Festival d’Automne à Paris, la Grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris est le théâtre de la confrontation spirituelle entre Michaël et Lucifer. La prouesse n’est pas uniquement d’ordre musical ou théâtral, mais tient aussi à la combativité d’artistes qui livrent une page d’histoire dans un contexte de couvre-feu qui ne s’annonçait pas très favorable. Et pourtant, aucune ambition ne semble avoir été sacrifiée par le trio de créateurs Maxime Pascal (direction musicale), Damien Bigourdan (direction scénique) et Nieto (création visuelle), ainsi que par leurs exceptionnels interprètes.


Dienstag aus Licht ; © Elise Lebaindre

Dienstag aus Licht ; © Elise Lebaindre

Le Salut et l’Adieu sont deux composantes communes à toutes les journées du cycle Licht. Dans Dienstag, ils n’impliquent pas un déplacement du public (contrairement aux exécutions dans le Hall de l’Opéra Comique ou sur le parvis de l’église Saint-Jacques-Saint-Christophe), mais s’incluent à la narration : cet opus s’affirme d’emblée en opéra de l’action. Dès l’introduction, les partisans choraux (le Jeune chœur de Paris et le Chœur du Balcon, phénoménaux) et instrumentaux de Michaël et Lucifer expriment leur opposition face à face, telles des âmes damnées vouées à suivre un cheminement prédestiné. Maxime Pascal et Richard Wilberforce dirigent des deux côtés les nappes vocales, le soufflement des trombones ou les tenues de trompettes dans des gestes passionnés aussi captivants que l’incantation du texte projeté sur deux écrans comme des néons clignotants. Eva (Élise Chauvin, neigeuse et drapée) tente de s’interposer entre les deux camps, dans sa lumière verte qui ne touchera pas les éclats bleutés de l’archange et la noirceur dorée du diable. L’introduction rappelle les principes des belligérants, la conclusion fait tomber les armes et l’éclairage (essence même de l’œuvre). Saluer est ici gage de déclaration de guerre ou de paix, dans le même espace que celui où les équipes s’affrontent au cours des deux actes intermédiaires.

La Course des années est la partie que Stockhausen a composée en tout premier lieu pour Licht. Quatre « coureurs » tracent chacun par leurs déplacements un chiffre de l’année en cours (deux, zéro, deux, zéro), soutenus en fonction de la cinétique de leurs mouvements par des instruments spécifiques. Ce morcellement génère des associations combinatoires de timbres insolites. Lucifer détourne l’attention des compétiteurs (filmés du dessus) par « tentations » vite résolues en « incitations » de Michaël à reprendre le cours du temps et le décompte des tours effectués. La vidéo en direct reflète en quelque sorte la vérité terrestre d’un amusement des dieux, au contraire du deuxième acte pétaradant d’électronique spatialisé (pas toujours bien réglé dans les balances sonores avec les interprètes) où l’imagerie de science-fiction des années 70-80 (Terminator, Mad Max, New York 1997) nourrit la scénographie en barricades et les projections. Après tout, le compositeur a souhaité recréer la bruyance mutante de la seconde guerre mondiale (qu’il a vécue pendant son adolescence) à partir d’éléments qu’il avait à sa disposition a posteriori. Les jeux vidéo d’arcade, le cinéma et les développements psychédéliques de la mise en scène ont donc toute leur place dans la grammaire créative d’Invasion et Explosion ! Léa Trommenschlager incarne une Eva « Pietà » sidérante de vérité en une épiphanie métaphysique avec le – toujours fabuleux – trompettiste Henri Deléger, mais ne suffira pas à arrêter les hordes de combattants cuivres ou synthétiseurs (du Balcon ou du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris) courant vers une mort certaine. Seule l’intervention polyphonique du supersonique Synthi-Fou (la virevoltante Sarah Kim) scelle le conflit des deux chefs de file dans une hallucination visuelle et un état second musical très bien amenés. La basse Damien Pass rayonne en Lucifer ronronnant et joueur, pétri d’intensité enrobée, marbré de reliefs palpables. Le Michaël de Hubert Mayer respire quant à lui la prévenance et se sculpte dans la précision du phrasé.

Cette musique ultra-annotée mais criante de liberté se vit de l’intérieur, et résonne en nous comme si elle changeait le cours de notre destin. Demain est un autre jour ; le rendez-vous est déjà pris en novembre 2021, toujours à la Philharmonie avec le Festival d’Automne à Paris, pour Montag aus Licht, qui livrera les secrets d’Eva.

Thibault Vicq
(Paris, 24 octobre 2020)

Crédit photo © Gaspard Kiejman

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