Il est parfois bon de reprendre son souffle et de revenir, tête reposée, à ce qui s’est créé dans l’électricité. La production de Così fan tutte par Dmitri Tcherniakov, estampillée « échangisme chez les quinquas », avait fait pousser des hauts cris et aligné les mines dubitatives l’été dernier au Festival d’Aix-en-Provence. La voici de retour, dans une distribution vocale presque intacte, et cette fois-ci avec Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, au Théâtre du Châtelet (coproducteur avec le Festspielhaus Baden-Baden et les Théâtres de la Ville de Luxembourg).
D’échangisme chez les quinquas il est bien question, mais pas exactement… Le savoir ne spoile en rien le captivant déroulement de la représentation, qui ne pousse pas à réinterroger un seul instant ce livret qui fait presque à chaque production buter à un moment donné les meilleures intentions dramaturgiques. Così fan tutte est un jeu de rôle. Pas seulement de travestissement, mais également d’éveil à un nouveau désir (amoureux ou non). La facilité reste étrangère au metteur en scène, qui se fixe un pitch dont on ne sait d’ailleurs pas au départ comment il va se dépêtrer. Le couple formé par Despina et Don Alfonso invite ses deux paires d’amis dans sa maison éloignée des remous de la ville. Le vendredi soir, Alfonso tente d’amuser la tablée avec une expérimentation théâtrale et un peu coquine. Au-delà d’en scruter les effets sur les personnages, Dmitri Tcherniakov débroussaille le pourquoi de l’affaire, les raisons pour lesquelles Alfonso et Despina sont prêts à devenir voyeurs d’une comédie qui commencerait comme un mauvais porno et qui exacerbe sa dangerosité au fur et à mesure des heures. Il détaille les réactions d’abord amusées des convives, tout en suivant à la lettre le livret. Jusqu’au dimanche après-midi, les hommes font les jaloux, les femmes se partagent leurs confidences, les regrets ne tardent pas à apparaître, et les hôtes rappellent le quatuor à l’ordre. Jusqu’à ce qu’on se rende compte que ce Così vertigineux, où on boit les paroles de Da Ponte comme une nouvelle langue, est la tragédie conjugale de Despina, de même qu’un appel au secours et une prise en main de chacun des rôles. La condition sine qua non du spectacle consiste à garder le spectateur actif dans le questionnement de l’illustration scénique, mais devant une telle maîtrise des mécanismes humains et de la machine théâtrale, il n’y a que se laisser guider. Le thriller psychologique s’aventure sans crier gare vers les faces les plus sombres de la psychiatrie, garantie d’un malaise constant. Les situations s’inscrivent dans la continuité, se complètent, adaptant haut la main la valeur du temps chanté lors des récitatifs et des arias.
Così fan tutte au Théâtre du Châtelet (c) Thomas Amouroux
Ni dramma ni giocoso, l’opéra expulse ainsi la jeunesse en vigueur pour se concentrer sur la maturité, avec des interprètes au passé mozartien glorieux. Jouent-ils leur propre rôle ? Pour eux, chanter Mozart revient à intégrer l’histoire de ces couples, prêts à rechanter les airs qui ont potentiellement forgé leur (fausse) vie à deux. Ils s’essayent à un nouveau Mozart, dans un arc-en-ciel de nuances, quitte à y laisser des plumes musicalement... Si le ténor Rainer Trost s’émiette au-dessus du ré, en particulier dans un « Un’aura amorosa » assez douloureux, ces faiblesses servent la plupart du temps le théâtre. « Per pietà, ben mio, perdona » ne sied plus trop à la soprano Agneta Eichenholz, mais l’étendue de la ligne reste prégnante, de même que l’articulation musicale étincelle. L’Alfonso nasal de Georg Nigl a beau s’égarer dans ses airs en perturbant sprechgesang, ses récitatifs charismatiques changent la donne. Le Guglielmo filou et charmeur de Russell Braun conjugue jeu et souplesse de voix, et Dorabella trouve une incarnation joueuse et rieuse de premier ordre en Claudia Mahnke. Patricia Petibon – la seule à ne pas avoir créé la production à Aix – fait un peu chambre à part, voulant un peu trop tirer la couverture à son personnage de Despina. La voix révèle une énigme de sociabilité, le rejet du malheur, non sans glissements de terrain, quoique jamais sans incarnation. Le constat assumé de faiblesse des chanteurs s’insère dans la dramaturgie du spectacle, et il fallait une sacrée connivence entre eux pour atteindre les objectifs du metteur en scène, d’autant plus que les airs à plusieurs dégagent une véritable unité.
Il en faut plus à Christophe Rousset qu’une estrade couineuse pour perdre son énergie fougueuse avec Les Talens Lyriques. Il stabilise d’abord la verticalité des attaques et des accords, et laisse ensuite se dessiner élégamment, avec panache, les finitions horizontales en motifs rythmiques ou mélodiques. Sa perspective exalte la légèreté et l’entrelacement, tout en n’oubliant jamais de relancer perpétuellement le tempo et le flux d’informations harmoniques. Les camaïeux cristallins de l’orchestre stimulent ainsi un art de la fresque, pour un feu d’artifice enivrant en ligne directe avec cette lecture scénique passionnante.
Thibault Vicq
(Paris, 4 février 2024)
06 février 2024 | Imprimer
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