À la rentrée 2022, le très attachant Histoire(s) d’opéra invitait le public alsacien à déambuler parmi quelques espaces de l’Opéra national du Rhin (à Strasbourg, Mulhouse et Colmar) pour se frotter à des miniatures lyriques. Don Giovanni aux enfers, commande de l’institution et du festival Musica (coproduite avec l’Opéra royal du Danemark et La Muse en Circuit) à l’artiste pluridisciplinaire Simon Steen-Andersen, pourrait en être une version alternative : il invite à découvrir de nouvelles parties du théâtre de la place Broglie, et propose des nouveaux récits à partir de fragments plus ou moins connus du répertoire. Le public, dans la salle principale uniquement, assiste désormais à une « performance » (plus qu’à un opéra) jouée et chantée, soutenue par une création vidéo interactive – fiction à la lisière du documentaire, filmée dans les recoins cachés de l’Opéra. Sur le plan musical, rien n’a (à proprement parler) été écrit, mais plutôt réutilisé dans une sélection d’une quarantaine d’extraits, depuis 1607 (l'Orfeo de Monteverdi) jusqu’aux années 1920 (L'Ange de feu de Prokofiev et Turandot de Puccini).
Ce qui relie ces fragments, c’est une vision de l’enfer. L’ultime scène du Don Giovanni de Mozart (sans le sextuor final) a lieu sur scène, mais une fois que le séducteur se retrouve englouti dans les profondeurs, il suit alors un périple entre couloirs et coursives de l’Opéra, au contact de créatures maléfiques, en même temps que le chanteur – pour le savoir, la lecture du programme de salle est indispensable – cauchemarde sur ses rôles passés et les individus nocifs croisés dans sa carrière. La figure diabolique de Polystophélès le fera participer à trois reprises à un télécrochet – « L’Enfer a un incroyable talent », passages assez lourdauds au demeurant –, lui fera subir la navigation mouvementée du Hollandais volant (Le Vaisseau fantôme de Wagner), le remettra en Orphée (selon Monteverdi et Rossi), le confrontera à une Marguerite dominatrice en combi cuir, le mènera à un sabbat aux allures de club berlinois, puis lui fera profiter d’un after dans les loges (avec du Rosalía à fond les ballons), avant une scène de théâtre parlé (très mal dirigée). De l’abondance un peu indigeste, qui malgré un univers visuel et des lumières très réussis – on pense par exemple aux néons ouatés de Gaspar Noé et de Bertrand Mandico – a tendance à s’essouffler par absence de fil rouge.
Don Giovanni aux enfers, Opéra national du Rhin 2023 (c) Klara Beck
Les emprunts harmoniques durent plusieurs minutes comme quelques secondes, se superposent ou fusionnent, sont divisés en plusieurs parties ou utilisés tels quels, forment une phrase en agrégats épars ou imitent la version « réelle », si bien qu’une écriture inédite se dégage, mélangeant les langues, les articulations musicales et l’effet – mention spéciale à la faded Carmen ou à l’Olympia (des Contes d'Hoffmann) autotunée. Simon Steen-Andersen s’attèle donc à une œuvre d’art totale, où il effectue un habile mariage de la vidéo et de l’action sur scène, à n’en plus savoir ce qui est réellement tourné et chanté au moment de la représentation. Or deux heures et dix minutes sont un peu longuettes pour un tel exercice de style. Les procédés visuels et les plans se répètent trop – combien de scènes tournées au même endroit ! –, d’où une lassitude de spectateur, qui de surcroît n’y comprend vraiment pas grand-chose. Et à force de zapper d’une esthétique à l’autre, le « projet » musical de cette curiosité est incapable d’énoncer son propre langage, le paysage sonore ne prend pas le temps de se détailler comme le ferait une composition originale.
La dextérité de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg permet à toutes les intentions et intuitions de Bassem Akiki de se matérialiser à point nommé. Le chef, à la baguette prête à bondir, emmène avec lui les instrumentistes dans des tempos incisifs et dans une énergie hors du commun pour défendre cette playlist comme une œuvre nouvelle. Les cinq membres de l’ensemble Ictus, costumés et engagés, ajoutent au succès interprétatif de la soirée. Le plateau vocal est plutôt inégal du fait de la diversité des répertoires abordés. Geoffroy Buffière est mal à propos dans la plupart d’entre eux, en raison d’un phrasé saccadé et d’une précision perfectible. Si François Rougier et Julia Deit-Ferrand s’acquittent proprement de leur mission, Sandrine Buendia saupoudre la sienne d’un je-ne-sais-quoi de classe et de style qui lui permet de s’insérer élégamment dans chaque contexte. La voix de Christophe Gay se révèle plus crédible en Hollandais volant qu’en Don Giovanni (souffrant d’une ligne trop peu débroussaillée) ou qu’en Orphée (aux vocalises brouillonnes et au soutien intermittent). C’est néanmoins à Damien Pass que revient le prix d’incarnation ce soir. Si la propension de sa voix puissante et souple à devenir porte-parole des bad boys opératiques n’est plus à démontrer depuis les Lindoro et consorts des Contes d’Hoffmann à l’Opéra de Dijon, ou le Luzifer du cycle Licht de Stockhausen, il enhardit de volupté la figure maline de Polystophélès, après avoir inondé d’autorité le Commandeur. Il murmure avec une clarté insolente le poétique Démon de Rubinstein, et happe sans retenue grâce à sa présence goguenarde à la scène et à l’écran.
Reste à savoir à qui est destiné ce spectacle. On pensait personnellement faire complètement partie de la cible de curieux, et même en y trouvant un certain nombre de qualités, on s’est sacrément ennuyé…
Thibault Vicq
(Strasbourg, 16 septembre 2023)
Don Giovanni aux enfers, à l’Opéra national du Rhin (Strasbourg uniquement) jusqu’au 21 septembre 2023
Musica, festival international des musiques d’aujourd’hui à Strasbourg, se tient jusqu’au 1er octobre 2023
17 septembre 2023 | Imprimer
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