Einstein on the Beach en self-service au Theater Basel

Xl_tb_einstein_hp2_ingo_hoehn-179 © Ingo Hoehn

Avant qu’Aviel Cahn n’ouvre son mandat au Grand Théâtre de Genève en 2019 avec un nouvel Einstein on the Beach, l’œuvre restait cantonnée à sa version originale, telle que pensée en 1976 par Philip Glass, Robert Wilson et Lucinda Childs. Le statut d’œuvre « intouchable » animait les curieux, les nostalgiques, les spécialistes de musique contemporaine, les hipsters et ceux qui voulaient être vus. Il était impossible de penser ces fragments de musique répétitive autrement que dans le son d’origine des synthétiseurs et des saxophones, dans les Pierrot de Bob Wilson affairés à leurs mouvements, dans la structure même des tableaux (aux noms évocateurs, comme Train,Trial ou Bed). Le public et la scène vivaient séparément, les spectateurs pouvant aller et venir en scène pendant que les artistes continuaient à mouiller la chemise sans entracte.

Einstein on the beach - Théâtre de Bâle (2022) (c) Ingo Hoehn

Au Theater Basel, Einstein on the Beach est pris comme l’objet de pop culture qu’il est devenu, intégrable à un autre contexte et aux préoccupations d’aujourd’hui. La metteuse en scène Susanne Kennedy et le plasticien Markus Selg construisent cette version 2022 (également représentée aux Wiener Festwochen en début de mois puis au Berliner Festspiele) à la manière d’une performance d’art contemporain, où le public est invité à se mêler aux chanteurs-acteurs-danseurs sur scène. Il y a bien un « côté public » et un « côté scène », mais on peut s’asseoir où on le souhaite, même à quelques centimètres des artistes sur le plateau tournant. Il n’y a pas d’une part « là où a lieu l’art » et d’autre part « là où on assiste à l’art ». On est libre de choisir ce qu’on regarde, parmi une juxtaposition d’ambiances au sein d’un même univers de science-fiction à la Stargate, entre civilisation extraterrestre et secte de la nature. Le déplacement du public, dans son pas gauche ou errant, fait partie de la performance, et le spectacle continue de la salle au bar, où les spectateurs échangent sur ce qu’ils ont vu tout en pouvant retourner à Einstein avec leur boisson. Depuis les fauteuils habituels, on se sent rassuré dans une position connue vis-à-vis du spectacle vivant. Sur scène, on déambule, on se crée un territoire, on se cache derrière un temple dont l’idole est un crâne animal, on se pose au pied d’une porte ronde de l’espace, on fait sien un rocher ou un coussin, on voit gambader des petites chèvres. Le « tour de manège » au centre du cercle rotatif vaut le détour car il facilite l’appropriation du vertige de la partition et de cette cérémonie rituelle, tout comme il accompagne la sensation de déplacement du corps, sous les écrans diffusant des vidéos fort réussies (par Rodrik Biersteker et Markus Selg) de morphing urbain et de végétation à la pousse accélérée.

Markus Selg a l’habitude de travailler les matières (y compris numériques) à partir des mythes et des liturgies païennes, dans un arrière-plan de terre nourricière. Le mélange d’authenticité d’artisan et d’outils numériques s’épanouit parfaitement dans sa collaboration avec Susanne Kennedy. Le concept fait des merveilles : du beau, de l’étrange, de la fluidité, tout y est, dans une impressionnante scénographie fonctionnelle.

Einstein on the beach - Théâtre de Bâle (2022) (c) Ingo Hoehn

Le plus jouissif de cette production n’est pas en soi d’être acteur du dispositif, mais de braver les interdits généralement répandus à l’opéra : ne pas toucher, ne pas faire de bruit, ne pas outrepasser sa condition de spectateur. À la différence du spectacle « historique », on peut ici voir et entendre les individualités du chœur (les Basler Madrigalisten) et des instrumentistes (l’Ensemble Phoenix, dans une petite fosse creusée). La battue précise et groovy d’André de Ridder (secondé par Jürg Henneberger pour la préparation) permet d’additionner les personnalités musicales, de donner sa responsabilité à chacun dans une grande cérémonie. Le choc des quartes et quintes, des secondes et des chromatismes, dans les changements de mesure hypnotiques de Philip Glass, résonnent dans la nouveauté d’une sonorisation qui privilégie moins la plénitude uniforme que dans la version du Philip Glass Ensemble. Chaque segment interprété est unique, porteur d’une patte, comme pour signifier l’élan d’une civilisation humaine qui perdure dans ce space opera sous la même égide de créativité. La partition avance dans ses boucles et arbore des cellules fécondes. Quelques reprises ont été enlevées, raccourcissant la masse musicale à 3h35, format plus dense qui se fond au temps de la performance. Le traitement des voix parlées (auto-tune, distorsion, filtres) apporte lui aussi du neuf à cet Einstein on the Beach en trip cosmique. Impossible d’oublier les solos de violon, que l’endurante Diamanda Dramm hisse vers l’incroyable grâce à un phénoménal catalogue de techniques de jeu garantissant l’épaisseur des arpèges et des gammes (car au final, il ne s’agit « que » de ça !). Et que dire de l’engagement fantastique de ces danseurs et performers dont la représentation physique se complète par la puissance du regard ! La scène de transe sur un des ballets restera particulièrement gravée dans les mémoires, tout comme le tableau Spaceship virevolte de couleurs. Einstein on the Beach devient vraiment pour tous. L’événement est réel, c’est un choc immanquable !

Thibault Vicq
(Bâle, 15 juin 2022)

Einstein on the Beach, de Philip Glass et Robert Wilson :
- au Theater Basel (Bâle) jusqu’au 23 juin 2022
- au Haus der Berliner Festspiele (Berlin) du 30 juin au 3 juillet 2022

Crédit photo (c) Ingo Hoehn

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