Dans un environnement anxiogène d’annulations covidesques en tous genres (l’Opéra de Rouen et l’Opéra Comique contraints de remettre au placard leurs Tannhäuser et Bourgeois gentilhomme respectifs à la dernière minute, nouvelles productions reportées…), la réalité de la salle de spectacle semble de plus en plus compromise. L’Opéra national de Lorraine (puis l’Opéra de Dijon, coproducteur) se paye le luxe de la création française de Görge le rêveur (1906) d’Alexander von Zemlinsky, ouvrage « de la poisse » dont les premières représentations ont dû passer à l’as à deux reprises début XXe, pour cause de changement de direction à l’Opéra de Vienne et de Première Guerre mondiale, et qui n’a pu trouver le chemin de la scène qu’en 1980 à Nuremberg. Jusqu’au lever du rideau, on s’attend malgré soi à une annonce malheureuse, mais l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, en format chambriste et distancié, prend en charge les premières mesures, et le chant emplit l’espace (très bons Chœurs de l’Opéra national de Lorraine et de l’Opéra de Dijon, eux aussi en nombre limité). On est bien dans le réel et on se rend compte à quel point la création est devenu un acte de résistance, de détermination. Le public ne peut qu’en attester.
Ces considérations convergent finalement avec le propos de l’opéra, soit dit en passant le quatrième du compositeur présenté place Stanislas, après Une tragédie florentine, Le Roi Candaule et Le Nain. Görge est le seul lettré de son village et divague dans ses pensées générées par les contes qu’il lit tous les jours. Ses noces imminentes avec Grete sont mises à mal par l’arrivée de l’ex de cette dernière (Hans) et l’apparition d’une princesse lui donnant le conseil de vivre ses songes. On le retrouve trois ans plus tard fatigué et alcoolique, à prendre la défense de Gertraud, proclamée sorcière par les habitants du village, au moment où il prend les rênes d’un soulèvement populaire. Les deux actes se concluent par la fuite de Görge, avant qu’un postlude dispensable ne confirme le ferme amour avec Gertraud, en laquelle il reconnaît la princesse de ses visions originelles.
Görge le rêveur, Opéra national de Lorraine ; ©Jean-Louis-Fernandez
Laurent Delvert a habilement conçu sa mise en scène au plus près de l’ambiance musicale et du cheminement de Görge. Un cours d’eau coupe la scène en diagonale sur un plan incliné. La délimitation des surfaces du plateau s’apparente en quelque sorte à la répartition des zones du cerveau, à travers lesquelles l’émancipation du personnage peut s’enclencher. En première partie, l’écoulement du ruisseau emporte dans un extérieur bucolique, tandis que le moulin est remplacé par un champ de blé labyrinthique sporadiquement peuplé d’humains quasi-nus. Görge se réfugie ainsi dans un livre d’images à l’écart du sentiment charnel. Si l’avancée de l’action du I peut sembler plutôt sage, elle trouve sa raison d’être après l’entracte, dans la vision cauchemardesque de l’obscurité et du feu consumant les espoirs autour d’un ruisseau asséché (magnifique tableau de flammes au II !). Görge se questionne sur sa place dans le monde et s’arrache aux ténèbres. Ce n’est qu’au postlude que s’expose la réalité de Görge et Gertraud ; ce qui les entoure va peu à peu être déménagé de l’autre côté de la frontière aquatique. La dialectique de la disparition, du vide pour mieux exister, est d’ailleurs soutenue par les impressionnantes compositions lumineuses de Nathalie Perrier, qui flirtent parfois avec les éclairages du peintre Georges de La Tour. Contrairement à un traitement psychanalytique ou conceptuel vraiment défini (les deux dimensions trouveraient parfaitement leur place ici), la mise en scène de Laurent Delvert en dit peu et beaucoup à la fois grâce à sa simplicité, se présentant comme une volontaire synthèse subtile des niveaux de lecture.
Malgré son amitié avec Schönberg, Zemlinsky reste stylistiquement à l’écart de la Seconde École de Vienne. Son langage rencontre les percées de Strauss et se rapproche parfois de celui de Janáček dans le développement des états transitoires et d’une brise onirique. La cheffe Marta Gardolińska diversifie les facettes de la formation chambriste (l’arrangeur Jan-Benjamin Homolka a fait un travail remarquable) qui sied à merveille à l’œuvre. L’éventail de nuances, de piano chuchotés aux tendres forte, rendent hommage à la fine orchestration. Soutenues par un hautbois, une clarinette et des violoncelles particulièrement en forme, les masses clapotantes dans un liant permanent dansent des arabesques se terminant en vapeurs imaginaires. Ces courants de submersion illustrent royalement l’état de semi-conscience de Görge. Dommage, cependant, que le violon supersoliste, hélas encore plus audible en effectif réduit, semble si peu impliqué dans la justesse, dans tous les sens du terme.
Opéra national de Lorraine ; ©Jean-Louis-Fernandez
On espérait de Daniel Brenna un Görge plus profond. Excellent acteur, il montre bien la vie au ralenti ou en décalage que Görge mène, mais semble trop en dehors de l’orchestre. Les aigus régulièrement forcés peinent en outre à dépeindre la force d’âme du personnage, alors que le souffle qu’il incorpore crescendo au fil de l’opéra constitue une profession de foi pertinente vers l’acceptation du réel (il respire l’air qui l’entoure). Helena Juntunen laisse quant à elle sans voix. Elle interprète Gertraud et la Princesse avec un magnétisme confondant indépendamment des accessoires qui l’entourent. Si elle était seule en scène munie d’une simple lampe torche, elle émouvrait de la même façon tant elle incarne en sa seule présence l’intensité émotionnelle d’un chœur ! Révélatrice, impériale, que dire de plus ? Les émissions de Susanna Hurrell (Grete) se croquent et se savourent : elles célèbrent la joie de vivre. Hans est sans doute le personnage le plus ancré dans l’univers des dessins animés Disney (dont Laurent Delvert se défend) : Allen Boxer est un alter ego vocalement fringant de Gaston, dans La Belle et le Bête, fier, aux lignes extrêmement bien posées. La luminosité d’Alexander Sprague, la solidité d’Igor Gnidii et la clarté d’Andrew Greenan renforcent également la qualité de cette distribution.
Le rêve n‘est pas qu’un immobilisme. « Rêvons, rêvons, et jouons », dit Gertraud en conclusion de l’œuvre. À prendre au mot, même pour les pessimistes…
Thibault Vicq
(Nancy, 2 octobre 2020)
Görge le rêveur, d’Alexander von Zemlinsky, à l’Opéra national de Lorraine (Nancy) jusqu’au 6 octobre 2020, à l’Opéra de Dijon du 16 au 20 octobre 2020, puis diffusé dans l’émission « Samedi à l’Opéra » sur France Musique le 7 novembre à 20h
04 octobre 2020 | Imprimer
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