Emily D’Angelo fait décoller Grounded de Jeanine Tesori et George Brant au Metropolitan Opera

Xl_griounded-intro © Metropolitan Opera

Le deuxième direct du Metropolitan Opera dans les cinémas – The Met: Live in HD, avec Pathé Live en pays francophones – cette saison s’est porté sur la dernière représentation de Grounded, de Jeanine Tesori et George Brant.

Le bleu est une couleur chaude pour la compositrice, dont le précédent (et troisième) opus lyrique, Blue, a été présenté jusqu’en Europe (à l’English National Opera, où on en rendait compte), et dont l’évocation ouvre la nouvelle œuvre de la compositrice, créée au Washington National Opera en 2023. Ce « Blue » aspirationnel, revendiqué par Jess, pilote de l’US Air Force en Irak, représente la « liberté » du ciel, l’adrénaline de la mission. Lors d’une soirée en permission dans le Wyoming, elle rencontre Eric et tombe enceinte. Mise à pied, elle passe les cinq années suivantes aux côtés de sa fille Sam et d’Eric, jusqu’au jour où son ancien commandant lui propose de contrôler des drones à distance depuis les États-Unis. Faire la guerre la journée, rentrer auprès des siens le soir : le schéma achève de convaincre Jess. Elle partage son cockpit virtuel de travail avec un gamer de dix-neuf ans (le Sensor), chargé de la mise au point des caméras du drone. Petit à petit, obsédée par sa mission du furetage de coupables potentiels – sont-ils réellement coupables, à rouler trop vite, à ne pas sortir de leur véhicule ? – à l’autre bout du monde, Jess souffre d’un trouble du stress post-traumatique, et sa vie de famille vole en éclats. La traque d’une cible la place face à ses propres limites ; malgré l’ordre de tirer sur une petite fille de l’âge de Sam, Jess fait se crasher l’engin volant. Ce n’est qu’en prison, complètement « au sol » (« grounded ») que l’ancienne pilote trouve le salut de son âme…

Le librettiste George Brant adapte pour plusieurs personnages le seul-en-scène théâtral qu’il a lui-même écrit en 2013. L’immédiateté de la langue saute aux oreilles (et les quelques « fuck » décrochent plusieurs mâchoires dans la salle du Met), si bien que l’œuvre est aussitôt identifiable dans le présent, au premier degré. L’expérience de la scène de Jeanine Tesori, récipiendaire de deux Tony Awards pour les comédies musicales Fun Home (2015) et Kimberly Akimbo (2022), se ressent également dans une musique circonstancielle et imaginative, en pleine métamorphose. Cette partition respire, se niche dans les détails psychologiques, se laisse lire et approcher grâce à son triomphe de l’harmonie, et se révèle d’une luxuriance de premier choix. Elle réunit le discours, le contexte et la finalité de chaque situation grâce à son orchestration scrupuleuse et stratifiante, même dans les contraires. En fosse, la baguette de Yannick Nézet-Séguin manie encore une fois les sonorités du Met Orchestra dans le répertoire « contemporain » (après notamment The Hours, en 2022, et Eurydice, en 2021), aussi tonal soit-il. Il se concentre en vagues enveloppantes, auxquelles il appose toujours la respiration nécessaire, pour restituer aussi bien une hargne soyeuse qu’un grondement ininterrompu. Pour cela, il permet aux lignes de bien se dissocier, ce à quoi les instrumentistes se donnent à cœur joie dans des textures savamment dosées, à la naissance et à la dissipation toutes collectivement tracées.

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Grounded, de Jeanine Tesori

Grounded, de Jeanine Tesori

La mise en scène de Michael Mayer est indécise quant au curseur à adopter, entre littéralité et imagerie poétique. Le décor de Mimi Lien sépare bien le monde « aérien » de Jess (en hauteur, sur un plateau incliné entouré de grands écrans) du monde terrestre (où apparaissent notamment Eric et Sam), mais la mesure juste d’une situation est souvent contrebalancée par une maladresse de représentation. En fait, Michael Mayer ne s’est pas vraiment fixé entre illustration fidèle et enrichissement du propos musical et textuel. Alors que la belle abstraction de la vidéo habille le plateau de visions sépulcrales, il est partisan du moindre effort avec les chœurs. Tandis que la réalité de la terre ferme a le sens de détail avec ses accessoires, la direction d’acteur peine à hisser la dramaturgie au degré de vérité du livret et de la musique. Et à force de ne vouloir transmettre les émotions de Jess qu’à travers son personnage (et sans montrer ce qu’elle voit dans le viseur de son drone), le spectacle perd peu à peu la force de frappe qu’il aurait pu avoir. On ne parle même pas du traitement inexistant d’Also Jess, le double vocal de la protagoniste, à l’origine de mystérieuses dissociations sonores entre les deux chanteuses… Le point positif, c’est que la réalisation au cordeau de ce direct permet sans doute une expérience plus riche en salle de cinéma qu’à New York.

Contrairement au Commander de Greer Grimsley, qui lutte gentiment pour allier rythmes et notes dans un handicap de graves et de vibrato, le Sensor joueur de Kyle Miller témoigne d’une émission saine, pleine et dynamique. Ben Bliss (Eric) est un captivant électron libre, passant d’une voix de folk music à celle d’une rêverie lyrique, dans les interstices de la phrase, avec un apport prosodique considérable de mezza voce. Et puis, au-delà de la solide et subtile Ellie Dehn (Also Jess), et de la déjà excellente Lucy LoBue pour son très jeune âge, trône Emily D’Angelo dans le rôle-titre. La mezzo canadienne va droit devant, épanouit la densité d’un timbre si riche qu’il recèle d’une diversité constante pendant toute la représentation. Le leadership de la voix caractérise la Jess pilote, le miel irrigue la Jess du foyer, alors que s’accroît une capacité à extérioriser tout en gardant palpable le mal-être enfoui. La carrière fulgurante d’Emily D’Angelo n’a pas fini de faire parler, pour le meilleur.

Thibault Vicq
(Pathé Wepler, Paris, 19 octobre 2024)

Saison 2024-2025 du Metropolitan Opera au cinéma avec Pathé Live, jusqu’au 31 mai 2025

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