L’opéra de demain, vaste sujet… Celui qui incarne la diversity and inclusion tant recherchée par les maisons lyriques, celui qui fédère toutes les générations et brasse par la même occasion de nouveaux publics, celui qui est mis à égalité avec d’autres arts plus populaires comme le cinéma et la danse... Pour son début de saison et sa réouverture après un an et demi de fermeture covideuse, le Metropolitan Opera de New York y croit dur comme fer : il la tient, cette œuvre idéale du renouveau en united colors. Fire Shut Up in My Bones coche tous les indicateurs de performance dans les tableaux des administrations culturelles : opéra de notre siècle (créé à l’Opera Theatre of Saint Louis en 2019), premier compositeur afro-américain programmé au Met (Terence Blanchard, trompettiste émérite et notamment compositeur fidèle du cinéaste Spike Lee), une distribution entièrement afro-américaine, et l’histoire vraie et inspirante de dépassement de soi malgré les coups durs de la vie (d’après les mémoires de Charles M. Blow, œuvrant au New York Times). Pour la mise en scène, le Met Opera refait appel au duo James Robinson et Camille A. Brown, qui avait marqué les spectateurs avec son Porgy and Bess de 2019 – dont notre confrère anglais avait pu profiter un an plus tôt à l’English National Opera – pour cette coproduction avec le LA Opera et le Lyric Opera of Chicago, et impliquant son directeur musical Yannick Nézet-Séguin. Le direct dans les cinémas internationaux, et notamment dans les pays francophones avec Pathé Live, nous a permis d’assister à la dernière représentation, et nous pousse à nous questionner sur la portée de cet événement annoncé.
On n’aurait pas pu passer encore plus à côté de la volonté de faire un Porgy and Bess du XXIe siècle. Fire Shut Up in My Bones est un spectacle édulcoré à outrance, dans son sujet comme dans son traitement. La partition aligne – à grands renforts lacrimaux et percussifs – des dégoulinures d’airs sirupeux, et ne connaît aucun développement qui tienne la route. Le jazz y est présent comme un gadget de transition. Le livret accumule les clichés et les leçons de morale. Nous nous demandons bien à qui pourrait parler une telle soupe. Certainement pas aux publics partant du principe que l’art lyrique est le comble de la ringardise, déjà. Les quelques mots conclusifs du personnage principal symbolisent à eux seuls le degré de bullshit de l’ensemble et de la purge que constituent ces 2h40 de spectacle : « I am what I am. I am a man ». À quoi bon faire de l’opéra-documentaire sur du sous-Puccini ? La brièveté des tableaux en temps réel et l’hétérogénéité de la composition font mauvais ménage. Le déroulé cherche cependant à tout prix à éviter le moindre signe affectif. L’histoire du traumatisme de Charles – plus jeune membre d’une fratrie de garçons élevée par sa mère Billie et l’oncle Paul –, violé à l’âge de sept ans par le cousin Chester, sombre dans l’anecdotique du soap et ne semble jamais prêt à affronter son véritable sujet, à savoir le traumatisme et la difficulté à se construire. Les metteurs en scène ne lésinent pas sur le spectaculaire quand il y a potentiel de show, comme au début du troisième acte, où une confrérie d’université se lance dans une extraordinaire chorégraphie (très justement ovationnée), mais mettent la psyché de Charles au placard par un souci de gentille littéralité – point trop n’en faut, il faut bien ménager le public acquis – de toutes les scènes, comme pour nous dire qu’ils ont bien travaillé. En quoi l’histoire racontée parle-t-elle aux communautés racisées, et les fait se sentir intégrées au monde de l’opéra, au-delà d’en voir leurs représentants physiques sur scène ? Fire Shut Up in My Bones ne s’intéresse pas aux sentiments, il fait triompher le trivial insignifiant. Le Met a voulu faire du sacro-saint contemporain accessible. À vouloir contenter tout le monde, on ne fait plus plaisir à qui que ce soit. Ah oui, et nous saurions gré à la maison new-yorkaise de nous fournir des sous-titres à tous les mots, même « pussy », « shit » ou « motherfucker », qui sont ici remplacés par de chastes astérisques pour nous préserver de tant de vulgarité dans le texte. En l’état, les phrases dans les surtitres sont incompréhensibles pour les non-anglophones sans ces termes…
En revanche, le label qualité du Met est resté intact pour les voix, commencer par son Chœur compact et fort. Will Liverman prend les traits de Charles comme une racine aux embranchements infinis, avec le poids du timbre et l’expérience des ans. Il se bat contre lui-même, explore les idées et les partage avec le monde dans de fascinantes phrases ocres et terreuses. Avec un rôle écrit proprement, ça aurait cassé la baraque ! Angel Blue, grande voix bien trop rare en France, incarne une Destinée réconciliatrice, une Solitude bienveillante et une Greta croqueuse de vie. Soutien, beauté des lignes, tout est là. La Billie poing levé de Latonia Moore est une fleur volcanique, qui pourrait transmettre bien plus loin en présence scénique. Ryan Speedo Green est profond, Chauncey Packer toujours prêt à dégainer, et Brittany Renee concentre une folle énergie dans sa courte apparition. Le baryton Chris Kenney trouve l’angle audacieux du bon pote inoffensif dans son interprétation du prédateur Chester. Le chef Yannick Nézet-Séguin retrouve un Orchestre du Met Opera en pleine possession de ses moyens, pour mieux faire vibrer les volumes massifs de cette musique peu mémorable.
Reconnaissons la mise en lumière répétée des talents non-blancs par l’institution de l’Upper West Side, bien plus en avance dans ce domaine que nombre de maisons européennes. En attendant, elle échoue sur ce terrain avec Fire Shut Up in My Bone, face à la simplicité désarmante du beau et politique The Time of Our Singing de la Monnaie, il y a quelques semaines.
Thibault Vicq
(Pathé Wepler, 23 octobre 2021)
Saison 2021-2022 du Metropolitan Opera au cinéma avec Pathé Live, jusqu’au 4 juin 2022
24 octobre 2021 | Imprimer
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