Conserver l’art est une nécessité, mais qu’en est-il du spectacle vivant et des personnages historiques ? La reprise de Giulio Cesare in Egitto de Haendel à l’Opéra national de Paris – dans la production de Laurent Pelly de 2011 – pose cette question à plusieurs niveaux, car même si nous ne pouvons nier le travail de tous ses acteurs, l’uniformité des points de vue interdit aux sentiments de se manifester.
Commençons par la distribution, dont deux exceptions semblent s’extraire – dans de courtes interventions, certes : Adrien Mathonat anime le plateau à grands renforts d’exigence musicale et Luca Pisaroni campe Achillas avec beaucoup d’assise, de style et de noblesse. Les autres chanteurs, à la partition bien plus fournie, donnent un coup de bistouri dommageable à l’émotion de leurs interventions. Emily D'Angelo, Ariodante très inspiré au Palais Garnier en 2023, interprète d’abord la fragilité de Sesto dans la force d’esprit, par une émission extravertie, dans le gras du son. Les nuances sont si souvent poussées vers le forte que nous finissons par comprendre que les expressions du cœur ne viendront pas à notre rencontre. Le personnage demeure égal, en vase clos, comme le disque rayé d’un phrasé dénué d'obstacles, alors que l’instrument ne cesse d’époustoufler de robustesse. Gaëlle Arquez, qui touchait au sublime en Ruggiero au Palais Garnier dans Alcina, est irréprochable de technique conquérante. Chaque note prise individuellement apporte son lot d’ardeur étincelante, de rythme rigoureux, de cliffhanger mélodique. Cependant, nous nous ennuyons terriblement à l’écoute de son Cesare, car rien ne nous aide à découvrir la personne sous la fonction impériale. La mécanique de la performance a surpassé l’intention musicale. En Tolomeo, Iestyn Davies paraît manquer de souffle dans la première partie, perdu dans les méandres d’une ligne trop assoupie. Heureusement, il reprend du poil de la bête à l’acte II, où la vie suit son cours dans des inflexions plus maîtrisées. Wiebke Lehmkuhl (Cornelia) se veut libre et tente quelques pirouettes expressives, minimisées par l’impact réduit de sa présence scénique. Malgré quelques strikes çà et là, Lisette Oropesa a clairement connu de meilleurs soirs. Ni précision ni justesse ne gardent leur cap, tandis que le médium et l’aigu sont la plupart du temps tirés, dans une interprétation muséale, à l’aspérité et à l’évolution psychologique invisibles. La soprano abuse de sforzandos emphatiques, se trouve en décalage expressif vis-à-vis des mots, et les variations des da capo se heurtent à des limites vocales.
(c) Vincent Pontet - Opéra national de Paris
Si les chanteurs restent figés dans le caractère de leur personnage, c’est sans doute aussi parce que la fosse ne leur laisse pas l’entière possibilité de disposer de leur libre arbitre d’artiste. Bien que l’Orchestre de l’Opéra national de Paris fournisse une qualité optimale de son – sur instruments et diapason modernes, un choix qui se respecte – dans des matières qu’il sait extirper grâce à une écoute remarquable entre les pupitres, c’est au niveau de la dynamique générale que nous sommes plus circonspects. Tout est lisse, épars et engourdi, sans enjeux, sans pointes acérées. Il faut dire que le chef Harry Bicket peine à assembler les strates. En pneus neige, il se dispense de storytelling, avec une main assez lourde, peu fédératrice, dépourvue d’angles. Il donne le top départ à des impulsions dont l’électricité circule rarement au-delà de la première secousse. Le magma diffus obtenu fonctionne dramaturgiquement aussi peu qu’un couteau à bout rond.
Si la partie orchestrale déchaîne aussi peu de passion, c’est sans doute aussi parce que la mise en scène de Laurent Pelly (reprise par Laurie Feldman) prive Giulio Cesare de ses jeux de séduction et de pouvoir. Prisonnière de ses poses ironiques et de son concept performatif – des employés déplacent des pièces de collection avec lesquels interagissent les chanteurs –, elle ne consiste qu’en une suite de saynètes créatives, supposément drôles, dans une réserve de musée, sections « antiquités » et « peintures orientalistes », afin de questionner la représentation de César et Cléopâtre à travers l’histoire de l’art. Rien à redire sur le calibrage millimétré de la régie, avec son bal de statues, de bustes, et de tableaux dans un décor plus vrai que nature (de Chantal Thomas) et sous des lumières moirées (Joël Adam). Le concept (valable, quoique en obsolescence programmée) ne tient juste pas la route pour raconter des interactions humaines. Le spectacle se retrouve ainsi momifié dans un principe cloné ad nauseam, dont nous nous désintéressons très rapidement jusqu’à atteindre l’agacement le plus complet, devant des solistes réduits à des curiosités en costumes.
Si le spectacle égaye si peu tout en nous mettant au défi de contredire ses métiers, c’est sans doute par voie de causalité : la représentation visuelle joue pour beaucoup dans la réception auditive. Nous venons voir vivre la scène. La mise en abyme muséale des interprètes lyriques, très peu pour nous.
Thibault Vicq
(Paris, 23 janvier 2024)
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