À l’origine, il y avait Guerre et Paix, le roman monument de Tostoï, couvrant une action de 1805 à 1820 sur fond de guerres napoléoniennes. Puis arriva Guerre et Paix, l’opéra bloc en treize tableaux que Prokofiev et sa seconde épouse Mira Mendelssohn (au livret) ont finalisé en douze ans, la faute à la censure soviétique un peu susceptible et mégalomane… Un emblème national de la littérature au service du rayonnement musical de l’URSS, c’était précisément ce que souhaitaient les instances politiques tatillonnes, surtout suite à l’invasion des forces ennemies durant la Seconde guerre mondiale. Le deuxième acte rend compte de la résistance acharnée et de l’héroïque résilience du peuple russe, dues au génie du chef des armées. Tout un programme ! Prokofiev, qui travaillait sur des musiques de films d’Eisenstein en parallèle, était bien dans le thème. Le pouvoir politique avait de quoi être satisfait de son outil musical de propagande ; toutefois, ni Prokofiev ni Staline (morts le même jour) ne l’entendront de leur vivant en intégralité.
Ça dépote donc au Grand Théâtre de Genève en ce début de saison pour la première suisse de Guerre et Paix, dans une version qui n’a évidemment rien à voir avec celle, plus « classique », à laquelle nous avions assisté à Saint-Pétersbourg il y a cinq ans ! Ni la paix de la première partie, ni la guerre de la seconde, ne sont illustrées littéralement par le metteur en scène Calixto Bieito, car comme nous pouvons le lire dans les fumeuses notes d’intention de sa dramaturge, la plus grande guerre est intérieure : les personnes « se débattent avec l’énigme de leur humanité », et « l’homme est un loup pour l’homme »... Dans le décor unique très réussi (Rebecca Ringst) du boudoir de Maria Alexandrovna au Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, les personnages évoluent en vase clos, dans une fête où les individualités disparaissent au profit du tableau général d’une aristocratie loin des réalités. Le metteur en scène ne conçoit qu’avec le collectif, dont il sait très bien par ailleurs gérer les mouvements, mais nous lui reprochons justement de supprimer l’essence narrative de l’œuvre en en « collectivisant » – Guerre et Paix porte des stigmates soviétiques, après tout – tous les aspects romanesques. La petite et la grande histoire sont aplanies en une réalité unique car ces personnages sont vidés de leur substance de personnages. Ce qu’ils ont vécu avant n’a aucune importance ; ce qu’ils vont devenir, non plus. Ils continueront à se prendre pour d’autres, à monter et détruire des maquettes du Bolchoï, à jouer à la guerre en costumes de Terminator faits de boîtes à pizzas, à escalader les murs, à casser des verres ou à éclater des ballons de baudruche. Andreï et Natacha ne s’aiment pas, ils se kiffent. L’ardeur du roman ne transparaît pas plus loin qu’un satisfaisant souvenir de date. Dans la soirée, Napoléon est juste l’invité le plus défoncé. La construction d’une nouvelle société après la guerre meurtrière rate enfin le tournant de sa conversion scénique : les néons et la salle blanche pour un peuple qui n’a pas pris le temps de comprendre son passé, ne nous demandez pas pourquoi…
Les magnifiques éclairages de Michael Bauer auraient pu mettre l’accent sur certains protagonistes, ou clarifier certaines intentions, or Calixto Bieito pense davantage à meubler qu’à raconter. Ce n’est pas seulement la compréhension de l’œuvre qui en prend un sacré coup, mais plus problématique, l’intérêt qu’elle suscite. Et c’est peut-être pour suivre les intentions de Bieito que le chef Alejo Pérez fait demeurer l’Orchestre de la Suisse Romande – pourtant très en forme – en surface. Sa direction sage et neutre ne laisse que peu respirer les instrumentistes et se résume à une stricte mise en place de la partition, les nuances en moins. Les contrastes apparaîtront cependant plus nombreux dans les parties pompières du II – enfin les chœurs titanesques qu’on nous avait promis, défendus par un magnifique Chœur du Grand Théâtre de Genève, à la poigne de feu !
Au-delà d’un jeu d’acteur engagé, la distribution défend heureusement cet opéra becs et ongles. Au centre de l’intrigue, le méthodique Björn Bürger campe un admirable Andreï plein de fraîcheur, et Ruzan Mantashyan fait une Natacha au riche pantone de couleurs et d’énergie musicales. L’insubmersible et pénétrant Général Koutouzov de Dmitry Ulyanov, ainsi que le Napoléon grandiose de Alexey Lavrov représentent le pouvoir militaire avec panache. La clarté d’Aleš Briscein et l’élégante sincérité de Daniel Johansson assoient efficacement la crédibilité des prétendants de Natacha. La malicieuse Elena Maximova livre une prestation pleine d’esprit, l’audacieuse Natascha Petrinsky expérimente avec brio une multitude de phrasés. Si Lena Belkina manque de définition dans les lignes, Eric Halfvarson a la voix de l’expérience, et Alexander Kravets s’avère très inspirant.
Thibault Vicq
(Genève, 13 septembre 2021)
Guerre et Paix, de Sergueï Prokofiev, au Grand Théâtre de Genève jusqu’au 24 septembre 2021
Crédit photo © Carole Parodi
16 septembre 2021 | Imprimer
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