Nous avons les yeux rivés sur les festivals de l’été dans l’espoir qu’ils puissent se tenir, or certaines manifestations ont déjà lieu au temps présent, à portée d’oreille. Le festival multidisciplinaire Arsmondo vient en effet de s’ouvrir. Cette quatrième édition dédiée au Liban, toujours sous l’impulsion de l’Opéra national du Rhin, s’est tournée vers le 100% numérique après un élan 2020 autour de l’Inde, stoppé net par le premier confinement. Pour éviter l’annulation de la création mondiale d’Hémon, de Zad Moultaka (comme celle d’Until the lions - Échos du Mahabharata, de Thierry Pécou, l’année dernière), le choix s’est porté sur un direct radiophonique, comme lancement d’une semaine dédiée à la création sur France Musique. La boucle est bouclée !
Dans la tragédie de Sophocle, Antigone s’oppose à son oncle Créon, roi de Thèbes, en s’obstinant à enterrer dignement son frère Polynice. Créon condamne sa nièce à être emmurée vivante et plonge alors sa famille dans une vague destructrice. Hémon, fils de Créon, a beau n’apparaître que dans une seule scène du drame antique, il est celui qui tient tête peut-être le plus fermement à Créon pour sauver sa fiancée Antigone. Le philosophe et écrivain Paul Audi a remis les projecteurs sur Hémon dans le livret (en français) de l’opéra éponyme car il est l’élément de transit de toute la tension : tentant de raisonner Créon, essayant de récupérer Antigone, incompris par sa mère, espoir d’une société apeurée par la tyrannie de Créon. Plutôt que de se suicider devant le corps inerte de sa promise comme chez Sophocle, il vit et résiste. Il brandit ses failles en étendard et refuse de régner sur Thèbes à la place de son père. La politique dans son état actuel lui semble sans avenir.
L’opéra repose ainsi sur neuf scènes qui font graviter autour d’Hémon des personnages pétris de certitudes, ainsi qu’un chœur à bout des guerres de pouvoir. La référence au Liban d’aujourd’hui n’est pas fortuite, d’autant que l’élaboration du projet a vu passer le soulèvement populaire d’octobre 2019. Dans une éblouissante langue imagée, Paul Audi revisite la tragédie par la sensation ressentie. L’écrin scénographique et sonore est clairement énoncé dans les didascalies, l’œuvre ayant d’ailleurs été pensée visuellement par le compositeur et plasticien Zad Moultaka avant l’écriture de la partition. Depuis la salle strasbourgeoise de l’Opéra national du Rhin, où nous avons assisté au direct, nous imaginons sans difficulté tout le potentiel de cette musique puissante qui fonctionne en essaims instrumentaux froissés. L’atmosphère funèbre en toile de fond et l’esquisse d’ombres invisibles servent de base à une tension constante, ici particulièrement avec les strates acoustiques permises par la disposition COVID de la représentation.
Le Chœur de l’Opéra national du Rhin, admirablement préparé par Alessandro Zuppardo, s’adonne au parterre aux cris et chuchotements, à la rumeur convaincue, à l’indépendance des superpositions, et surtout à un poignant climax insurrectionnel percussif métallique sur les pupitres. L’Orchestre philharmonique de Strasbourg occupe toute la surface de scène, ce qui renforce la dynamique de mimétisme et d’amplification de la partition. La matière musicale se confectionne par la répétition de motifs de notes ou de rythmes, s’élargissant par l’adoption complémentaire des différentes familles d’instruments. Le chef Bassem Akiki est le vecteur inconditionnel de toutes les phases orchestrales. Les tenues, trilles et trémolos de cordes cachent les mêmes identités fantomatiques que les précises saillies de bois, les interventions gaillardes des cuivres et la ritualité crue des percussions. Ce qui surprend le plus l’oreille, ce sont sûrement les quarts de ton (hérités de la tradition arabe) qui se placent en friction des mouvements conjoints ou des parties gigognes, et dégagent des couleurs variées de la perception des personnages.
Interview. Raffaele Pe : « Le rôle est plus important que l'expérience que l'on porte »
Les solistes, en avant-scène, sont au milieu de la joute musicale spatialisée entre les choristes et les instrumentistes. Chaque protagoniste suit un cheminement vocal et psychologique, défendu ardemment par une distribution éclatante. Raffaele Pe nous expliquait dans un récent entretien avoir « réappris » à chanter avec sa voix naturelle pour cette production afin d’élargit son registre habituel de contre-ténor jusqu’au baryton. L’intégralité de sa palette empathique est prodigieuse et montre, depuis les graves du début jusqu’à l’envol durable dans les aigus de la fin, la soif insatisfaite de justice d’Hémon. La prosodie déclamative s’accélère avec un souffle qui ne faiblit jamais. La voix de tête surgit dans des micro-phrases aspirées par pudeur, puis fait son nid jusqu’à affirmer un statut de leader philosophique dans un éloge de la fragilité. Béatrice Uria Monzon endosse le rôle d’Eurydice en tragédienne accomplie. Le néo-Sprechgesang (parlé chanté), stabilisé par des sauts toniques de notes, bourgeonne en une scène de folie d’une extrême souplesse, réussissant à canaliser ce destin vers un salut individuel. Tassis Christoyannis est empli de vigueur implacable, d’aveuglement despotique, et conclut sur une imploration d’une intense clarté. Antigone est pureté d’âme et gravité revendicative de la bouche de Judith Fa, tandis que Geoffroy Buffière chante un magistrat Hyllos ancré et charnu avec le calme de l’ordre établi. Francesca Sorteni et Anaïs Yvoz scintillent particulièrement en Récitantes aux côtés de Claire Péron et Marta Bauzà. Espérons qu’Hémon puisse connaître la nature initiale de sa réflexion scénographique dans une production avec public !
Thibault Vicq
(Strasbourg, 20 mars 2021)
. Hémon, de Zad Moultaka (musique) et Paul Audi (livret), disponible en podcast sur France Musique
. « Action ! Création ! - une semaine pour la création » sur France Musique, jusqu’au 27 mars 2021
. 3e festival Arsmondo, en ligne jusqu’au 28 mars 2021 (replay de chaque événement pendant 10 jours)
Crédit photo © Klara Beck - Opéra national du Rhin
22 mars 2021 | Imprimer
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