Lully a beau avoir disparu en 1687, son esthétique prévaut dans la production lyrique française du premier quart du XVIIIe siècle. En 1733, on ne donne pas cher du talent de Rameau pour l’opéra, et peu de gens souhaitent s’associer au projet d’un débutant quinquagénaire ; c’est Pellegrin, abbé officiant la nuit en livrets depuis plusieurs années, qui décide d’adapter Phèdre de Racine, auquel il ajoute des apparitions divines et un final heureux. Son coup d’essai (et de maître !) Hippolyte et Aricie enflammera l’Opéra de Paris, tiraillé entre les férus d’innovations orchestrales et les lullystes outragés. On le dit peu, mais l’expérience du compositeur dijonnais en tant que maître de musique dans la troupe foraine de l’Opéra Comique en 1723 l’a sans doute formé à cette musique aux palettes circonstancielles inouïes qui a révolutionné l’abécédaire de l’opéra. Hippolyte et Aricie subira des modifications, comme bon nombre d’œuvres « de jeunesse » : la troisième version (1757), sans prologue, a été choisie pour ce spectacle créé en plein deuxième confinement depuis la Salle Favart (en coproduction avec Château de Versailles Spectacles), sans public en présentiel, mais accessible en live streaming sur arte.tv.
Petit pense-bête sur l’intrigue : Hippolyte (fils de Thésée) et Aricie s’aiment mutuellement ; Phèdre (épouse de Thésée) déclare son amour interdit à Hippolyte, et menace de s’immoler avec l’épée de ce dernier ; Thésée, revenant par surprise des enfers, croit son fils coupable d’un crime imminent, et demande à son père Neptune de châtier Hippolyte ; Phèdre avoue tout à Thésée avant de se suicider ; Diane (déesse de la chasse) gracie le fidèle Hippolyte, qu’Aricie retrouve dans un jardin merveilleux.
Hippolyte et Aricie, Opéra Comique ; © Stéfan Brion
Hippolyte et Aricie, Opéra Comique ; © Stéfan Brion
La metteuse en scène Jeanne Candel, à l’origine du collectif La vie brève et codirectrice du Théâtre de l’Aquarium (Paris 12e), fait jouer un rôle organique à la musique dans ses spectacles de théâtre musical et performatif, hors de la contrainte imposée, au cœur de la narration. Les airs baroques qui se greffaient au Crocodile trompeur ou à Orfeo – Je suis mort en Arcadie nourrissaient un « livret » par amoncellement d’informations enrichissant les clés de lecture. Dans cet Hippolyte et Aricie de 2020, on assiste à une mise en scène anecdotique, sûrement due à une démarche inverse : la création à partir d’un livret et d’une musique, et non à partir du fil d’un cadavre exquis thématique. Ici, il n’y a qu’une seule idée – rarement bonne – à la fois, et un décor – massif et réussi, signé Lisa Navarro, entre le parking désaffecté, l’immeuble bombardé et la carcasse de bateau – mal mis à profit. Au-delà de l’absence de fil rouge ralliant le spectateur avec l’histoire, c’est l’encéphalogramme plat côté direction d’acteurs. Il est d’ailleurs dommageable que le chœur de Pygmalion soit plus sollicité que les solistes ! Il sait tout faire, toutefois, en gardant ses arrondis vocaux, son équilibre fin et son entrain habituels : tirer de la peinture à la carabine (comme Niki de Saint Phalle) sur un drap blanc pour vénérer Diane, laver du sang sur les marches de l’enfer, parader en tenue de carnaval, recréer déguisé en chien la chasse d’Actéon avec un cerf humain en slip. Tout cela suinte de laideur et de ridicule, voire de ringardise, et ne dissèque en rien le fatum. Thésée repense au Minotaure – qu’il a anéanti dans le labyrinthe – plutôt qu’à son fils, la nourrice Œnone n’est qu’une vulgaire suiveuse et Phèdre une éternelle « insatisfaite » : la paralysie dramaturgique handicape les airs dès qu’il s’agit de révéler ou comprendre les traumatismes. La distribution n’a que ses yeux pour pleurer, et heureusement qu’elle en a dans le gosier, surtout après avoir répété masquée !
Hippolyte et Aricie, Opéra Comique ; © Stéfan Brion
Hippolyte et Aricie, Opéra Comique ; © Stéfan Brion
Le duo éponyme, formé par Reinoud Van Mechelen et Elsa Benoit, fait des étincelles, même réuni sous un drap de morgue dans le finale. Le ténor chante le jeune premier pacifique en amplitude dorée, et métamorphose l’effroi en fraîche splendeur grâce à des nuances d’orfèvre. L’électricité de la soprano de la Nouvelle Troupe Favart envoûte ; elle est d’autant plus attachante quand elle paraît s’éloigner de son but, mais que le chemin du phrasé opère une mutation secrète. Phèdre et Thésée incarnent des tragédiens d’exception. Sylvie Brunet-Grupposo est tantôt marécageuse, tantôt puissante : telle la lumière ardente d’un phare, la voix s’accroche et se répand, vient à soi pour s’éloigner par périodicité magnétique. Stéphane Degout est un vortex d’immensément grand et d’infiniment petit, un décupleur d’émotions jouant le coupable et la victime sans une once de mensonge. Si Lea Desandre n’était que des mots, il en faudrait beaucoup : texture, densité, atout du rythme, tonnerre, ponctuations divines. Le concentré de prestance de Tisiphone par Edwin Fardini séduit par ailleurs, comme les dieux nobles et intimes d’Arnaud Richard (malgré des graves peu audibles). On accordera moins d’enthousiasme à Diane (Eugénie Lefebvre, très impersonnelle) et Œnone (Séraphine Cotrez, plutôt ennuyeuse et approximative).
Raphaël Pichon dessine une aura musicale et l’ivresse du grain de son avec son ensemble Pygmalion. Il expose le théâtre dans toute sa superbe, déploie un arsenal de guerre pour faire résister les vivants et tourbillonne dans le tronçon de la chasse, jusqu’à déborder d’abondance salvatrice. Jeanne Candel, mue par des considérations capillaires et fluidiques, passe encore plus à côté de son sujet au vu de ses alliés instrumentaux. On l’attend dans Le Viol de Lucrèce de Britten, sur le plateau du Théâtre des Bouffes du Nord en mai 2021, en espérant qu’elle ne déclare plus seulement la guerre aux cheveux cassants et aux pointes sèches.
Thibault Vicq
(arte.tv, 14 novembre 2020)
Hippolyte et Aricie, de Jean-Philippe Rameau, disponible en streaming sur arte.tv jusqu’au 13 mai 2021
Crédit photo © Stéfan Brion
16 novembre 2020 | Imprimer
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