Au Grand Théâtre de Provence, on nous indique à l’extinction des feux qu’il est interdit de fumer. Réfrénons donc nos ardeurs pour éviter d'allumer une cigarette devant cette adaptation soporifique et inoffensive de la Vita nova et de la Divine Comédie – oui, pourquoi se limiter à une seule des deux œuvres ? –, en création mondiale au Festival d’Aix en Provence (co-commandée par l’Opéra national de Paris, et également coproduite avec le Saarländisches Staatstheater Saarbrücken et Les Théâtres de la Ville de Luxembourg).
Dans son précédent opéra Macbeth Underworld (2019), Pascal Dusapin était au sommet de ses moyens. Pour Il Viaggio, Dante, les idées sont en effectif réduit. Dans ce « voyage » passant par les limbes, les neuf cercles de l’enfer et le purgatoire, le compositeur nancéien accouche d’une écriture en aplats, en flèches directionnelles orientant des faisceaux de matière abstraite. Les rayons de lumière instrumentale sont parfois réfractés ou déviés, mais sans secousses, les laissant dans une gaine protectrice. Si l’orgue, le glass harmonica et l’électronique confirment le grand talent de coloriste de Pascal Dusapin au sein des touches instrumentales, le bât blesse au niveau des « ajouts » vocaux, qui semblent surtout constituer une couche de crépi indécise. Le choix de non-actualisation de la langue florentine du poète toscan dans le livret signé par Frédéric Boyer est un autre grillage empêchant la fusion du chant et de l’orchestre, tout comme la présence d’un lassant narrateur. L’immobilisation de la partition à mesure que Dante descend toujours plus profond rejoint l’apaisement du personnage quant à la perte de la femme qu’il a aimée. Cependant, l’agitation qui règne dans ces segments de chemin n’est que peu traitée. Le compositeur creuse les abymes, abysses et falaises, assèche les surfaces plutôt que de les fertiliser ou de les stratifier.
In fine, la musique reste constamment dans un état de transparence, tout en se retrouvant captive comme le liquide des perles fruitées dans un bubble tea. Du mystère et de la cohérence, il y en a ; de la porosité et de la différenciation des univers, il en manque terriblement. Kent Nagano place magistralement cette uniformité au centre de sa direction. Le rythme planant qu’il instaure se repose sur une émission franche et directe de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui aspire avec beauté l’énergie vitale du trajet de Dante. Le chef californien garde un appui permanent sur les couleurs primaires d’une base facilement versatile. Il maîtrise la longueur et la durée, il trace une ligne qui défile doucement, à pas de loup, dans un geste évoquant la continuité de la fonte des glaces et de la tectonique des plaques. C’est un diamantaire soucieux des facettes qu’il polit, pour y refléter l’éclat de ce qui s’y joue. Il dirige en outre la mêlée intelligible d’un Chœur de l’Opéra de Lyon invisible sur scène, et très bien préparé par Richard Wilberforce.
Jean-Sébastien Bou, dans le rôle-titre, ajoute un nouveau triomphe à son palmarès d’œuvres de notre temps. Il s’élance en hallucinants spasmes vocaux, révélateurs de la désorientation de son Dante, agrémentés d’une certitude rationnelle du discours. Le baryton s’agrippe à la preuve mélodique pour affirmer différents niveaux de conscience. Il parvient à ralentir la phrase dans une sublime suffocation de l’épaisseur, puis perd volontairement l’oxygénation de son chant avec la complexification de sa trajectoire. Le combat d’un seul homme s’étend dans un kaléidoscope fascinant. Le rôle du Jeune Dante est confié à une mezzo-soprano. Christel Loetzsch y défend une tessiture large en poussant habilement les murs de la phrase, sans toutefois enrichir sa panoplie de nuances. Les notes se ressemblent trop, les mots sont figés dans une musicalité unique. En dehors de ses graves perdus dans la masse, Evan Hughes attend souvent plusieurs mesures avant de s’investir réellement. Le timbre ambigu et râpeux suscite la curiosité pendant toute la représentation. Les denses fléchettes de coloratures lancées par Maria Carla Pino Cury sont portées avec ferveur dans leurs déplacements, mais n’ont pas toutes l’impact central de la cible, au contraire de l’ample voix panoramique de la soprano Jennifer France.
La mise en scène, acceptable, est cependant à mille lieues du Claus Guth des grands soirs. La surutilisation de la vidéo – un accident de voiture, l’errance dans les bois – dans des séquences lourdes et répétitives ne fait pas que du bien à l’espace, par ailleurs magnifiquement éclairé par Fabrice Kebour. Si le volume se révèle au fur et à mesure des sept parties, le mouvement a du mal à trouver une complémentarité avec la fosse, et la dimension visuelle sauve parfois des chorégraphies pénibles et un concept qui tourne en rond. Claus Guth nous refait le coup des intérieurs bourgeois, du décor de salle des fêtes et du slow motion ; nous ne le sentons guère pénétré par le sujet de la traversée, à part dans quelques scènes, comme quand l’aimée de Dante marche sur un drap noir qui essaie de l’ensevelir, ou quand un flux continu de fantômes avance inlassablement de jardin à cour vers une source de lumière invisible.
Beaucoup d’ennui et des choix artistiques consensuels : ce spectacle n’est clairement pas celui qui déchaînera le plus de passions et de révoltes cette année à Aix.
Thibault Vicq
(Aix-en-Provence, 8 juillet 2022)
Crédit photo (c) Monika Rittershaus
09 juillet 2022 | Imprimer
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