Après avoir brillé cet été dans Parsifal à Munich, dans le premier acte de La Walkyrie à Gstaad et en récital avec orchestre au Festival Castell de Peralada, Jonas Kaufmann s’engage dans une nouvelle saison avec une tournée de récitals en langue allemande, aux côtés de son fidèle accompagnateur Helmut Deutsch (que nous avions interviewé lors de son dernier passage à Paris).
Hugo Wolf opte pour les vers de Heinrich Heine pour élaborer le Liederstrauss, sa première composition, alors qu’il est encore étudiant au Conservatoire de Vienne. Les confessions, remises en question et visions oniriques trouvent en Jonas Kaufmann un déchirant narrateur. Dans « Ich stand in dunkeln Träumen », il progresse en ligne droite, comme dans un couloir sans fin que seule la science des rêves peut produire. Avec « Mein Liebchen, wir sassen beisammen », son timbre fait voyager aux confins de la pensée, du souvenir, accompagné par un piano reconstituant les jeux d’enfant et les carrousels. Helmut Deutsch est d’une perinence inouïe dans la conception des univers sonores (nous avons entre autres deviné une boîte à musique qui s’emballe, une matinée d’automne pluvieuse à Paris, la fleur de printemps, voire le souffle du vent annonçant la tempête). Les graves assurés du ténor parviennent à compenser une précision parfois chancelante (les demi-tons ne pardonnent pas), mais la restitution dans un subtil filet de voix, bien que vivement mûrie, se dérobe aux contrastes.
Les deux pièces de Liszt introduisant le concert puisent elles aussi dans la production de Heine. Jonas Kaufmann s’en accommode bien mieux, bravant leurs variations aquatiques dans une fébrilité bienvenue (« Im Rhein, im schönen Strome »). Il se montre généreux de tendresse, de sincère jovialité, voire d’ironie dans les extraits de Goethe. Les piquants « t » lancés dans l’air accentuent un accompagnement drôlement persifleur et incisif. Composé bien plus tard, « Ihr Glocken von Marling » emplit le Théâtre des Champs-Élysées de la douceur de ses interprètes : Helmut Deutsch fait tinter sa main droite en glockenspiel, et le chanteur enveloppe ses sons d’un chuintement délicat. La réminiscence tzigane alcoolisée de « Die drei Zigeuner » rappelle combien le souffle du ténor peut continuer à nous surprendre, quelle que soit la nuance, ainsi que la virtuosité du pianiste dans de brillants élans.
Mahler a réservé les poèmes de Rückert pour l’écriture des Kindertotenlieder et, comme leur nom l’indique, des Rückert-Lieder. Ces derniers ayant été pensés à l’origine pour orchestre, le défi consiste à émettre à partir du seul piano le foisonnement instrumental. Les accords de septième d’ « Ich bin der Welt abhanden gekommen » se traduisent sous les mains de Helmut Deutsch en briques célestes, représentatives du travail exceptionnel qu’il accomplit. Le ténor ajoute quand il le faut une complémentarité de clarté au toucher éthéré de son compagnon de scène. La fin triomphante d’ « Um Mitternacht » souffre cependant de statisme et d’un désir métronomique trop présent. Sans doute à cause de l’anaphore symbolique du poème ?
Enfin, les Quatre derniers Lieder de Strauss, réminiscences de 1948 du Lied à la mode du XIXe siècle, attestent d’un legato léché et grisant de la part des deux hommes. Malgré tout, le ténor s’égare en effets performatifs qui l’empêchent de mener à bien son itinéraire vocal. La justesse prend un coup quand le vibrato s’en va, quand se perd le contrôle des élans, mais les crescendos poignants de « Beim Schlafengehen » se lisant comme le bruit de la ville venant perturber le sommeil, apportent un bel éclairage à l’œuvre. Dans « Im Abendrot », la croissance et la décroissance du bonheur nous emmènent loin, le temps disparaît en poussière, l’heure tourne sur le clavier. Les forte satinés de Jonas Kaufmann sont remplacés par la compassion profonde des notes ultimes, tandis que résonnent encore en tête les piano d’une soirée exigeante en intentions musicales.
Thibault Vicq
(Paris, le 20 septembre 2018)
Commentaires