La carrière de Stiffelio de Verdi est aux antipodes de celle de la « trilogie populaire » que le compositeur signera juste après (Rigoletto, Le Trouvère, La Traviata). L’œuvre, créée en 1850 à Trieste, est édulcorée à quelques jours de la première car la censure n’apprécie pas trop que l’on mette en scène une femme adultère du XIXe siècle (Lina) pardonnée par son époux pasteur Stiffelio… Dans l’opéra, Verdi et son librettiste Piave adaptent les derniers actes de la pièce Le Pasteur ou l’Évangile et le foyer (1848) pour se focaliser sur la façon dont Stiffelio « démêle » son statut de cocu. Il passe successivement par l’aveuglement, le déni, la jalousie, la vengeance, l’ultimatum (l’acte de divorce), c’est-à-dire tout ce à quoi l’on s’attend le moins de la part d’un homme « d’Église ». Une deuxième version (Guglielmo Wellingrode), (peu) représentée de 1851 à 1855, remonte le temps du récit au XVe siècle pour moins effaroucher les sensibilités. Pour l’ouverture du Teatro Nuovo de Rimini en 1857, Verdi modifie le chemin de fer de l’intrigue en 1200 en Écosse, et ajoute un quatrième acte. Mais rien n’y fait, la sauce ne prend pas… Le manuscrit retrouvé à Parme en 1968 change un peu la donne, et il s’avère qu’hormis une représentation à Reims en 1994, la France n’avait jamais vu la couleur de ce Stiffelio avant que l’Opéra national du Rhin ne le réhabilite.
Le récit quelque peu daté se tient grâce à l’évocation de l’ordre moral d’une communauté évangélique régie par la peur de Dieu. Il pourrait s’agir des Anabaptistes, des Amish ou du mouvement de la « Troisième Révélation » du film There Will Be Blood, dont Bruno Ravella a fait recréer un intérieur d’église à la scénographe Hannah Clark. Dans cet univers réfléchi, les foules du chœur sont des masses à une seule tête, et la femme adultère est réduite à l’état de femme-chose. L’eau, tombée du ciel ou à l’état sauvage, permet de se purifier l’âme. La froideur des émotions est-elle le fruit de cet univers ? Le metteur en scène délaisse la tension du chef-d’œuvre cinématographique de Paul Thomas Anderson pour ne développer que la véracité du personnage de Stiffelio et la force des ensembles à la fin des actes. Car derrière les agissements de ces encartés au royaume de Dieu devraient subsister la musique de Verdi et son souci de fidélité psychologique pour Lina et son amant Raffaele – pas vraiment consenti, au passage –, pour le père de Lina (Stankar) et le vieux pasteur Jorg. Cela manque quelque peu sur scène…
C’est donc au ténor Jonathan Tetelman que revient la plus grande charge théâtrale, qu’il remplit haut la main en sus d’une prestation vocale à couper le souffle. L’intuition du rôle le mène dans une conquête d’absolu qui ne s’échappe jamais de ses obligations. Il est aussi bien prédicateur influent qu’un « autre » messie, tout en restant un homme de la terre accablé par le tourment. La phrase est pour lui un matériau qu’il travaille sous toutes ses formes. Le son se dilate ou se resserre, l’eau se transforme en vin ou en smoothie de chou kale, le plomb prend les couleurs de l’or ou du plastique recyclé. Les vertus de l’acting tenor s’étendent jusqu’aux syllabes, parfois joliment aspirées pour mieux servir l’intention du texte. Ce n’est pas tous les jours qu’une telle sculpture de chant se devine et se dévoile en des émotions si justes, constructives et dévastatrices.
Hrachuhí Bassénz offre de nombreux indices quant au potentiel infini de Lina, dans l’émission la plus équilibrée qui soit ou l’adaptabilité d’un souffle céleste. Elle n’arrive malheureusement pas à se dépêtrer d’un immobilisme d’actrice, et même si l’argile de sa voix garde une forme modelable et modulable, les vocalises hachées et les notes souvent trop hautes l’éloignent – et le spectateur avec – de l’incarnation. L’interaction avec le père et son cri d’amour à Stiffelio sont ainsi bien trop en-dehors pour sonner vrais. Dario Solari est à l’origine d’arabesques rationnelles, dans un dialogue musical plein de contrastes, du courroux à l’adoucissement. Les quelques pointes de manque d’assurance à l’acte III estompent légèrement la netteté de ses lignes, mais certainement pas son expressivité. Önay Köse campe un Jorg large, charitable et persuasif qui mêle sans faute le corps et l’esprit, tandis que Tristan Blanchet apporte une certaine fierté au rôle de Raffaele.
En fosse, Andrea Sanguineti veille au grain pour faire suivre sa battue (non toujours sans succès) au Chœur de l’Opéra national du Rhin, qui conserve tout du long des textures profondes et gorgées de dévotion. L’Orchestre symphonique de Mulhouse semble très à l’aise dans l’œuvre, à l’exception d’un solo de quatuor à cordes et d’une subdivision des pupitres au début du deuxième acte qui font avaler de travers. Le chef sait mettre en évidence un arsenal harmonique très varié, soutenu par des reflets changeants et des clairs-obscurs de pupitres goûtus. Sa direction engaillardit la partition et trouve la parole du rythme dans les motifs. L’apparente simplicité orchestrale de Verdi atteint ici des points nodaux et des bruissements particulièrement notables, au sein d’une tectonique musicale de la densité et de la nuance.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 10 octobre 2021)
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