Katia Kabanova : le (nouveau) sacre d’Helena Juntunen à l’Opéra national de Lorraine

Xl_katia_kabanova_op_ra_national_de_lorraine__12_ © Opéra national de Lorraine

Helena Juntunen la magnifique, dans sa robe rouge sang, étend son royaume étoilé, après ses exploits nancéiens dans La Ville morte (2010 et 2015) et Le Nain, en 2013, puis à l’Opéra national du Rhin en Salomé, l’année dernière. Ici, elle irradie la distribution d’un Katia Kabanova techniquement époustouflant, personnifiant avec classe cette femme-enfant en prise au conformisme et à ses démons.


Katia Kabanova ; © Opéra national de Lorraine

Le metteur en scène Philipp Himmelmann imagine l’opéra de Janáček, alternant scènes d’extérieur et d’intérieur, en un terrible huis-clos. Les deux étages de l’immeuble d’habitation figuré par les décors de David Hohmann exposent tout le long un papier peint verdâtre flanqué de nénuphars et de motifs aquatiques : la Volga, marquant le temps qui file et la vie qui passe, sera toujours aux côtés des personnages, comme dans le livret. Et il avance inexorablement, ce destin fatal. Des panneaux assemblés en de nombreuses combinaisons se déplacent machinalement de gauche à droite pendant le spectacle, en un mur infini, et laissent entrevoir les couloirs où la déchéance de Katia prend forme. Aucun détail n’est omis, des aquariums aux extincteurs, des portes aux vitres translucides, des ascenseurs aux colonnes sèches. Les voisins s’agglutinent pour se nourrir de chaque humiliation subie par son mariage infructueux avec Tikhon, et par Kabanikha, sa belle-mère tyrannique. L’enfer des autres poussera Katia à se jeter dans la rivière, engloutie par l’arrière-scène au seul instant où les cloisons mobiles offriront une ouverture.

Les costumes 80s de Lili Wanner concourent à accroître le sentiment d’une société soviétique où délation fait foi (car si dans la Volga personne ne vous entend crier, il est aisé d’imaginer des oreilles collées aux portes fermées). L’immonde Kabanikha, habillée en prostituée en fin de carrière, et Varvana, censée incarner la naïveté et revêtant sa mini-jupe la plus courte, constituent des rivales hypocrites au bonheur de Katia. Celle-ci erre dans les étages et dans son âme à la recherche d’un sens, auquel elle n’accède pas, même avec son amant Boris, qu’elle finit par n’entendre que dans sa tête. La vulgarité s’invite à la vision pessimiste de Himmelmann (la belle-mère enlevant sa culotte devant Dikoï, Katia se roulant par terre les jambes écartées quand Varvara porte un cactus en main), mais témoigne d’un jusqu’au-boutisme cohérent, impliquant des tableaux étonnants de beauté.


Katia Kabanova ; © Opéra national de Lorraine

L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy se démène comme il peut face à la direction expérimentale parfois brusque et confuse de Mark Shanahan, qui sacrifie à plusieurs reprises les équilibres sonores avec les chanteurs. La partition est exécutée avec un certain panache qui garantit de poignantes envolées, malheureusement sapées par un morcellement fréquent des harmonies de Janáček.

Sur le plateau, la soprane Helena Juntunen est solaire, allégorique d’espoir et de tourmente, et bouleverse de sa présence magnétique (ses moments de gloire solistes constituent d’ailleurs des no man’s lands de mise en scène). Le profil de naïve idéaliste est restitué à la moindre note, dans des aigus saillants et un phrasé vertigineux, ingrédients d’une potion lyrique dont le copyright lui revient. Peter Wedd joue de filtres audacieux dans sa voix pour son interprétation palpitante de Boris, l’amant perdu d’avance. Leah-Marian Jones (Kabanikha) chante l’ivresse de la méchanceté avec une grandeur réfléchie, et joue la sécheresse en pleins pouvoirs. La Varvara de la mezzo Éléonore Pancrazi est une fleur en début d’épanouissement, qui par la douceur fait poindre des couleurs radieuses. Éric Huchet, en Tikhon, allie la discrétion de son personnage à la chaleur de son interprétation, la basse Aleksander Teliga incarne un Dikoï lubrique à la précision millimétrée, et David Ireland taille son rôle (Kouliguine) dans le brut et le beau. Enfin, même sans posséder la puissance de portée de ses camarades, la clarté incomparable de Trystan Llŷr Griffiths (Koudriach) l’élève au panthéon du phrasé.

Thibault Vicq

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