À la grand-messe automnale annuelle de Cecilia Bartoli à la Philharmonie de Paris, le public afflue toujours en masse. Le concert de cette saison était annoncé comme un récital Mozart de la mezzo romaine avec les fidèles Musiciens du Prince-Monaco et Gianluca Capuano, jusqu’à ce que l’intitulé se transforme maladroitement il y a quelques semaines en « Cecilia Bartoli / Mozart - La Clémence de Titus ». C’est donc une version concertante de l’opéra qui est finalement proposée (comme au Festival de Pentecôte de Salzbourg en 2021, à Martigny et Zurich ces derniers jours, puis à Liège, Luxembourg et Hambourg, où le deal était clair dès le départ). Les spectateurs, venus acclamer la diva, semblent donc frustrés de cette erreur de communication, et ne manquent donc pas d’offrir une ovation à chacun des airs de Sesto, espérant en vain des bis pendant le spectacle.
Cecilia Bartoli est bel et bien un Sesto de luxe. Elle suit l’encéphalogramme des doutes amassés avec un calibrage millimétré de la nuance, et restitue l’âme du personnage dans une matière vocale jusqu’au friable. L’élongation des contours de la ligne ne se fait jamais au détriment de la phrase. Tout est contenu et d’une maîtrise éblouissante. Elle touche l’exploit de caractériser la larme prête à sortir mais qui reste à l’intérieur de l’œil telle une source d’énergie vitale. La Bartoli est l’ouragan du nanoscopique, la calligraphie du macroscopique. Le temps, en tant que concept expressif, est le sujet principal de son « Deh, per questo istante solo », à l’admirable légato, tout comme l’intelligibilité du sens traverse ses autres interventions.
Si Alexandra Marcellier avait fait sensation la saison dernière en Madame Butterfly « surprise », c'est clairement moins le cas avec Mozart. La justesse – la soprano est très souvent trop haute – dérange, au même titre que les carences de vie dans le chemin chanté. Trop présente vocalement, trop absente scéniquement, sa Vitellia manque de conduite du détail. La technique s’englue dans Puccini, qui plus est avec un maniérisme qui n’ordonne ni les idées ni leur restitution. On va mettre de côté le débat « soprano ou mezzo-soprano ? » concernant Lea Desandre pour se concentrer sur la voix, souriante, ailée, aux reflets de nacre, qui n’a pas fini de s’épanouir dans les répertoires. En Annio, elle règne de netteté et de fluidité. La directivité des intervalles fait du chant une immense histoire où la proximité de chaque note brasse la tristesse, la colère, l’amour et l’honneur dans une belle et même matière continue. Mélissa Petit fait forte impression en Servilia de porcelaine, bloc sensible qui vogue en outre avec une assurance ciselée dans les récitatifs. Le Publio de Peter Kálmán convainc d’abord par son abondante et riche présence, puis lasse par son uniformité. John Osborn se love dans la base instrumentale pour nourrir un maintien de roc et un timbre qui a tout pour séduire. Il compose un empereur Tito aux questions ouvertes, à la ligne douce, à la « clémence » incarnée, y compris dans ses propres peurs. Au deuxième acte, on voit les limites de la tablette – il est le seul à suivre la partition – sur l’évolution du personnage : Tito ne veut pas perdre de sa superbe, le chant reste trop confortable dans ce qu’il connaît, sans explorer des faces plus sombres. Le chœur Il Canto di Orfeo, préparé par Jacopo Facchini, délivre de son incroyable assise génératrice une variation de couleurs d’automne enveloppantes au service de la dramaturgie.
On ne boude pas son plaisir de retrouver Les Musiciens du Prince-Monaco avec Gianluca Capuano, qui capitalise sur l’âpreté explosive de l’œuvre, avec des cordes trouvant une surprenante texture cartonnée, offensive et attaquante en même temps. Un fioul de rythme trépidant, des vents surplombants, une dynamique de terre battue : le chef utilise les instruments comme les solutions d’un brillant chimiste féru d’expériences nouvelles. Dans un bécher, il fait reposer des tenues en brise éthérée ; dans un erlenmeyer se tiennent prêts des tutti d’art brut ; dans le ballon à distillation, les accents arrachés donnent forme à une résonance en dos-d’âne qui inclut les nouvelles entrées. La basse continue de violoncelle a beau se perdre en effets m’as-tu-vu, les solistes témoignent d’une qualité extrême des ingrédients-éléments, de la flûte au hautbois en passant par le cor de basset.
On a connu la Philharmonie plus hystérique au moment des saluts, mais tout le monde y a trouvé son compte.
Thibault Vicq
(Paris, 25 novembre 2022)
La Clémence de Titus, de Wolfgang Amadeus, en version concertante :
- à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège le 28 novembre 2022
- à la Philharmonie Luxembourg le 30 novembre 2022
- à l’Elbphilharmonie (Hambourg) le 2 décembre 2022
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