La Esmeralda (1836) a connu un sort aussi funeste que le précédent opéra de Louise Bertin, Fausto. Quelques représentations seulement à l’Académie Royale de Musique, et puis a priori plus rien avant les années 2000 : réduction piano (signée Franz Liszt) et version avec l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie et le chef Lawrence Foster. Le livret d’après le roman Notre-Dame de Paris a été rédigé par Victor Hugo lui-même, et le père de la compositrice était un journaliste influent : de telles personnalités attisant passions et frictions pouvaient bien subir une cabale menant à l’annulation de l’exploitation... Si on n’avait pas particulièrement été touché par l’écriture seria de Fausto en juin dernier lors d’un concert avec le Palazzetto Bru Zane, force est de constater que le style monumental sied un peu plus à la compositrice, même si le grand opéra est ce soir rétréci à de l’opéra de poche, à cinq solistes vocaux et cinq instrumentistes, dans une partition taillée, pour cette nouvelle production entre le Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord, l’Opéra Grand Avignon, les Opéras de Saint-Étienne, de Tours et de Vichy, le Théâtre de Cornouaille – Scène nationale de Quimper et le Centre d’art et de culture de Meudon.
Car la version de salon tend à transformer les grands tutti avec chœurs et l'immensité de la forme en musiquette mignonnette. Et malgré l’érudition colorée de l’arrangement par Benjamin d’Anfray (également à la direction musicale depuis le piano, où il se nourrit de la matière de ses co-pupitres pour créer un liant textural drapé), le violon généreux de Marta Ramirez, la clarinette mutine – et bouleversante, dans la scène du bûcher – de Roberta Cristini, et le basson-empreinte d’Aline Riffault, on a du mal à être happé par une musique pourtant digne d'intérêt au CD.
Avec son format, ses coupes et ses ajouts de texte parlé, le spectacle consiste davantage en une Esmeralda qu’en La Esmeralda, en dépit d’un fil narratif suffisamment connu du public. La metteuse en scène défend sa posture de « théâtre musical », « sans se soucier de trahir quiconque » car la « démarche » et la « sensibilité » de l’équipe « légitiment une adaptation forcément partielle ». Là où la démarche allait jusqu’au bout dans son vintage et pop Là où je vais la nuit, se permettant de faire entrer Orphée et Eurydice de Gluck dans la variété, Jeanne Desoubeaux peine à s’émanciper de son sujet. Elle tient trop à respecter Louise Bertin et son statut de femme libre mis à mal par les hommes toxiques qui la cernent, qu’elle relie à la bohémienne Esmeralda (aimée par l’archidiacre Frollo, le bossu Quasimodo et le capitaine Phoebus, puis condamnée à mort sur un mensonge), si bien qu’elle vide toutes ses cartouches sur le thème des violences sexuelles et la déconstruction feinte de Phoebus. Une fois désigné pape des fous par Clopin, Quasimodo se fait traiter de « porc » et de « salaud d’agresseur » (texte ajouté). Plus tard arrive le rapport non consenti d’Esmeralda avec Phoebus (dont Frollo se délecte par le trou de la serrure). Deux scènes censément clés, mais à part une case cochée dans un dossier, les face-à-face censés décupler la tension et faire avancer le récit ne constituent qu’un festival d’occasions manquées. L’ancienne résidente de l’Académie de l’Opéra national de Paris soigne bien davantage les changements de plateau dans des transitions mystérieuses, en utilisant le décor astucieux de Cécile Trémolières – un patchwork d’échafaudages, d’un vitrail et d’une mini-scène à multiples fonctions, qui s’intègre à merveille dans la cathédrale érodée du Théâtre des Bouffes du Nord – et un sens poussé du visuel. C’est beau et insipide, sage – même avec Phoebus traîné en laisse ou les fesses à l’air – et superficiel, malgré un vrai savoir-faire.
Jeanne Desoubeaux métisse les techniques vocales en scène. Le comédien Arthur Daniel a le parler chatoyant du bouffon et le chanté gouleyant de par son incarnation théâtrale de la moindre note, bien que non-issu du monde lyrique. En revanche, l’erreur de casting manifeste pour Frollo s’entend vite, une fois passée la beauté du timbre : les piètres qualités d’acteur de Renaud Delaigue ne sont en rien compensées par des airs où il ne cesse de brailler faux, et des récitatifs artificiels et rigides. Heureusement pour lui que l’opéra n’est pas interprété en version intégrale… Avec Martial Pauliat (Phoebus), ce n’est pas tant l’engagement physique qui est problématique – d’aucuns pourraient lui reprocher d’en faire trop ! – qu’une voix de tête sans contrôle, dans des aigus souvent craqués. Christophe Crapez défend le rôle de Quasimodo par la transparence révélatrice du vitrail et la vérité lumineuse des hauteurs. Jeanne Mendoche est l’astre le plus majestueux, le plus noble, de la troupe : l’expression corporelle, les traits du visage, la phrase onctueuse, la syllabe en roc absolu et en matière constructiviste, revendiquent une Esmeralda berceuse et adoucissante, qui intègre les sentiments négatifs plus qu’elle ne s’y soumet. La ligne, à la plénitude instantanée, veille sur le spectacle, comme les gargouilles de Notre-Dame sur la Cité.
Thibault Vicq
(Paris, 18 novembre 2023)
La Esmeralda, de Louise Bertin :
- au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris 10e) jusqu’au 3 décembre 2023
- à l’Opéra Grand Avignon le 9 décembre 2023
- au Centre d’art et de culture de Meudon le 18 janvier 2024
- à l’Opéra de Vichy le 2 février 2024
- à l’Opéra de Tours les 30 et 31 mars 2024
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