Il y a certains chefs-d’œuvre avec lesquels on est certain de ne jamais passer une mauvaise soirée. La Femme sans ombre est de ceux-ci, travaillant le regard à partir de la géniale musique de Richard Strauss (et le non moins passionnant livret de Hugo von Hofmannsthal). Pour son entrée au répertoire à l’Opéra national de Lyon, il réunit le metteur en scène Mariusz Treliński, formidable compositeur d’images, et une distribution en béton armé.
On le sait, la réussite esthétique d’une production ne garantit pas nécessairement l’adhésion à son propos. Mais avec Mariusz Treliński, la lecture réside précisément dans la réception visuelle simultanée de décors somptueux (Fabien Lédé), de lumières qui abasourdissent par leur puissance narrative (Marc Heinz), et de vidéos (Bartek Macias) donnant l’impression que le plateau bouge, dans un heureux alignement de planètes. On se laisse embarquer à corps perdu dans le concept relativement « simple » de la mise en scène – sortir de la dépression – grâce à cet attirail technique et plastique dévolu à l’immersion du spectateur.
L’opéra s’ouvre sur la tentative de suicide de l’Impératrice. La salle de bain est d’emblée identifiée comme un lieu de passage entre les mondes (la vie et la mort), de solitude écrasante et d’intimité réflexive (avec le miroir). La végétation, autre portail inter-univers (entre le palais et l’habitation de Barak), joue le rôle de l’ailleurs où l’Empereur va chasser, et des racines identitaires : en provient notamment une voix invisible, incarnée par un corps aborigène. À chaque bout de cette nature luxuriante se tiennent le taudis industriel des teinturiers et le palais minimaliste des deux souverains. Rien ne peut guérir le mal-être des deux femmes, appartenant à deux classes sociales opposées, même pas la bonté de Barak, et encore moins l’absence de l’Empereur. C’est par la rencontre et le cheminement mutuel que l’Impératrice et la Teinturière réussiront à dépasser leurs déceptions. La femme de Barak prendra le relais de son homologue en tentant de se donner la mort à la fin du II, et l‘Impératrice relativisera sa condition au contact des « petites gens ». Mais encore une fois, l’esthétique chiadée du spectacle accompagne brillamment ces deux traversées jalonnées d’épreuves personnelles, dans lesquelles la maternité se transformera in fine en gage macabre. Dommage, pourtant, que le soufflé retombe un tantinet au cours de l’acte III, lorsque les espaces joliment élargis et désossés, suscitent moins de fascination pour l’action qui s’y déroule alors que le conte utilise ses recettes les plus magiques.
La femme sans ombre, Opéra national de Lyon (2023) (c) Bertrand Stofleth
Le chef Daniele Rustioni s’écoute en vaillant Indiana Jones de la jungle musicale straussienne. Sa direction fait de l’œuvre une épopée de dangereux sables mouvants et de pensées entremêlées, qui grossit les traits des difformités sonores. L’Italien touche à la sensorialité de la partition, et sème l’horizon, le lyrisme et l’éternité dans un geste qui veut parfois transmettre trop d’intentions d’un seul tenant. Comment capte-t-il l’attention sur le temps présent ? En évitant astucieusement l’ostentation chromatique, en floutant l’avancée harmonique pour s’attacher à la pesanteur des intervalles, en apportant un grésillement aux feux follets qu’il cultive. Comme dans un jeu de plateforme, on reste aux aguets d’un moment fugace qui ne cesse de renouveler dans des tutti où s’exécute avec éclat l’Orchestre de l’Opéra de Lyon (même si la justesse des quelques parties divisées chez les cordes aiguës est perfectible).
Les Chœurs de l’Opéra de Lyon (dont la Maîtrise) chantent certes depuis les coulisses, mais déversent un flux des plus compacts et exaltants, et les solistes impressionnent par leur capacité à transcender leur personnage. L’Impératrice de Sara Jakubiak a le cœur a mille à l’heure, incarne aussi bien le végétal que le minéral, et sait lacter ou vinifier sa ligne lorsque les circonstances le lui demandent. Véritable force de la nature, Lindsay Ammann interprète une inquiétante Nourrice en cristal de roche irisé de l’intérieur, en radar maléfique d’où partent des interférences terrassantes dans chaque registre. Vincent Wolfsteiner campe un Empereur terrestre, amant intense, exclamatif et vertical. Avec Josef Wagner, Barak brille d’optimisme résilient, comme un chercheur d’or de la phrase. Il sublime la maïeutique de l’écriture, cherche à faire émerger la vérité du personnage, chante pour réparer les vivants. Quant à Ambur Braid, Salomé superlative à l’Oper Krankfurt il y a deux ans, elle insuffle à la femme du Teinturier une édifiante complexité psychologique grâce à une voix propulsée par l’émotion pure et une logique continue d’émancipation en apaisement. Le sérieux de Julian Orlishausen rejoint l’engagement des artistes du Lyon Opéra Studio (le Jeune Homme de Robert Lewis, le Gardien de Giulia Scopelliti, les trois frères de Paweł Trojak, Pete Thanapat et Robert Lewis).
L’Opéra de Lyon a décidément bien réussi son ouverture de saison.
Thibault Vicq
(Lyon, 17 octobre 2023)
La Femme sans ombre, de Richard Strauss, à l’Opéra de Lyon jusqu’au 31 octobre 2023
19 octobre 2023 | Imprimer
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