Du marais poitevin à Annecy, il suffit d’une poignée de canaux et de quelques mots d’amour pour être une « Venise de ». Mais la Sérénissime ne figure-t-elle pas aussi la quintessence de la réminiscence et du temps qui passe ? Dans sa nouvelle La Mort à Venise, Thomas Mann revient sur certains détails d’un court voyage qu’il a effectué dans la cité des Doges avec son épouse Katia au printemps 1911. L’écrivain Gustav von Aschenbach est électrisé par la beauté de Tadzio, un adolescent en vacances avec sa famille. Il le suit dans tous les recoins de la ville sans jamais lui parler, le choléra commence à faire rage et les autorités tentent d’étouffer l’affaire. Le quinquagénaire expire au départ de Tadzio, quand ce dernier daigne lui offrir un regard.
Benjamin Britten, atteint d’une endocardite infectieuse lors d’un séjour à Venise en 1968 – l’obligeant à rester un mois à l’hôpital –, demande à Myfanwy Piper, la librettiste du Tour d’écrou et d’Owen Wingrave, de plancher sur l‘adaptation opératique de l’écrivain allemand pour ce qui sera le point final de sa production lyrique. Le hasard des calendriers fait que le cinéaste Luchino Visconti a la même idée au même moment, et le fameux film barbotant dans la Cinquième Symphonie de Mahler sort avant que le compositeur n’ait pu commencer à écrire ses premiers leitmotive. Britten ajourne même une opération chirurgicale primordiale pour s’assurer de terminer l’ouvrage, dont il dédie le rôle-titre à son compagnon Peter Pears.
Toby Spence – La Mort à Venise, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck
Réflexion sur la beauté pure héritée de la Grèce antique et sur le combat philosophique entre le YOLO (porté par le dieu Dionysos) et la raison (du dieu Apollon), La Mort à Venise devient introspection avec aux manettes le duo Jean-Philippe Clarac / Olivier Deloeuil (collectif le lab). La paralysie amoureuse de Gustav face à Tadzio se rapporte aux souvenirs de son enfance et de son adolescence. Tadzio, c’est lui, ou plutôt ce qu’il n’est plus. Le jeune éphèbe aux cheveux bouclés s’est transformé en hippie suicidaire en cure de désintox, obsédé à l’idée d’écrire une autobiographie à Venise avec les bribes de souvenirs qui lui restent des canaux de Strasbourg et Colmar (d’autres Venise !), entre deux électrochocs. Gustav se regarde lui-même, se nourrit de ce qu’il a vécu, entoure son existence de paranoïa. Et puis le courant aquatique fait planer ses mots sous l’action des antidépresseurs. Les vidéos très recherchées de Pascal Boudet essaiment les indices de ce puzzle psychanalytique, de même que la scénographie colle tous les morceaux ensemble. Il faut accepter de laisser le pouvoir opérer et les neurones se reconnecter (une quinzaine de minutes suffira) pour se plonger dans cette lecture, mais le voyage vaut le détour ! Surtout que la cohérence de cette construction est justifiée par la partition, alternant déclamations avec accompagnement au piano (excellent Frédéric Calendreau) et images pudiques en mouvement, dont nous retiendrons aussi la harpe onirique et les somptueuses percussions tamisées (dont le gamelan). Le reste de l’Orchestre symphonique de Mulhouse répond aux illuminations, ressacs, courants et reflets finement itérés par son directeur musical et artistique Jacques Lacombe.
Jake Arditti, Toby Spence – La Mort à Venise, Opéra national du Rhin ;
© Klara Beck
Le Chœur de l'Opéra national du Rhin donne le ton de cette ambiance « en mer », navigant et volant entre les âmes meurtries comme le sirocco offre l’ultimatum d’un désir de vie aux habitants. Toby Spence avait fait impression dans Gloriana en 2013 et dans Billy Budd en 2019 (dans la même Royal Opera House). En Gustav, il ne cherche pas l’épate, il est dans la recherche proustienne, armé d’un timbre sciemment patiné. Acteur hors pair, il sait filtrer la dureté des propos en doux élans d’innocence et essaimer un pollen de bienveillance. Si Scott Hendricks affiche un épanouissement vocal décroissant dans tous les petits rôles qu’il incarne au cours de la représentation, nous ne lui enlèverons pas la puissance de ses incarnations théâtrales. Laurent Deleuil est ferme et extrêmement bien tenu ; il humanise la vérité et la confiance avec autant de souffle que Peter Kirk. Parmi la myriade de personnages secondaires, le contreténor Jake Arditti campe un Apollon un peu froid (mais n’est-ce pas le propre du rôle ?), tandis que la gourmande Julie Goussot et l’allègre Damian Arnold (notamment) représentent avec classe l’Opéra Studio de L’OnR.
Venise sort de sa chrysalide touristique pour être the place to be de la détresse, de l’aliénation et des fantômes. On est toujours le « Gustav à Venise » de quelqu’un d’autre…
Thibault Vicq
(avril 2021)
La Mort à Venise, de Benjamin Britten :
- sur viàVosges et canal 32 le 17 avril à 20 h 45
- sur viàMoselle le 17 avril à 22 h 30
- sur Alsace 20 le 18 avril à 20 h 45
- sur le site de l'Opéra national du Rhin jusqu'à la mi-mai
Crédit photo © Klara Beck
18 avril 2021 | Imprimer
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