Le « Stabat Mater » fait référence à la douleur de la Vierge Marie devant son fils le Christ sur la croix. Celui de Domenico Scarlatti – l’homme aux 555 sonates pour clavecin – inspire à Simon-Pierre Bestion et à son intrépide compagnie La Tempête, au Théâtre des Bouffes du Nord (après le Manège – Scène nationale de Maubeuge et l’Opéra de Reims, et avant notamment l’Opéra de Lille), un arrangement inédit à la sauce écriture de plateau, avec quatre comédiens et dix instrumentistes, et mis en scène par Maëlle Dequiedt. Comme un cadavre exquis de points de vue, à la manière du travail de Samuel Achache (dont nous avions chroniqué le spectacle Songs), l’œuvre retrouve autant ses racines qu’elle s’éloigne de ses bases dans des saynètes reliées par la figure maternelle.
Il faut d’abord évoquer le père. Probablement commande du Vatican pour la basilique Saint-Pierre, ce Stabat Mater de Scarlatti fils commence par s’intéresser au pape, Père spirituel de la chrétienté – une autre façon de parler d’Alessandro Scarlatti, géniteur à l’ombre duquel Domenico a vécu un certain temps. Pour Maëlle Dequiedt, la mère, immortelle, est celle par qui les histoires personnelles des interprètes convergent : elle épluche des pommes de terre, fait naître le chaos ou se dérobe à une interview de sa progéniture, dans huit tableaux – « Rome 1700 », « Les Pleureuses », « Partager la tristesse », « Laisse brûler », « Tirer le diable par la queue », « Les enfers », « Et soudain rendre l’âme », « Fuir (l’éternité) » – comme autant de moments de vie familiale vécue ou fantasmée.
Stabat Mater (Scarlatti) - Théâtre des Bouffes du Nord (2023) (c) Jean-Louis Fernandez
Il y a bien sûr le matériau de Scarlatti, presque méconnaissable dans sa spatialisation renouvelée et dans sa juxtaposition de sonorités étonnantes à la basse électrique, à l’accordéon, à la clarinette basse, voire à la scie musicale. Simon-Pierre Bestion et La Tempête, fidèles à leurs habitudes de colossal défrichage musical, s’adonnent à une expérience sonore renversante, dans lesquelles l’empilement de timbres désacralise la pièce pour y apposer une sacralité inédite. L’agencement polyphonique fait découvrir le Stabat Mater avec de nouvelles oreilles : les nôtres tendent vers ce qu’elle pourraient reconnaître de la composition originelle, mais savourent les boucles, les répétitions, les improvisations, l’atonalité soudaine, la métamorphose latina, et le retour à la verticalité chorale. L’émotion naît du geste collectif, de cet affranchissement de la partition – tous ou presque jouent par cœur –, de ce placenta formé entre la scène et la salle. Le son entre et sort en flux rejoignant les mouvements de ces multi-instrumentistes-chanteurs. Cela fait un bien fou de voir et d’entendre Annabelle Bayet, Guy-Loup Boisneau, Jean-Christophe Brizard, Myriam Jarmache, Lia Naviliat-Cuncic, Matteo Pastorino, René Ramos-Premier, Hélène Richaud, Abel Rohrbach et Vivien Simon porter haut la main cette ferveur de groupe, sans la « contrainte » de la forme.
Si les quatre comédiens (Youssouf Abi-Ayad, Emilie Incerti Formentini, Frédéric Leidgens et Maud Pougeoise) infusent la même lumière avec leur jeu d’acteurs, nous retiendrons avoir subi le texte parlé depuis le public. Les huit tableaux se perdent en considérations anachroniques assez pénibles ou franchement consternantes, que la mise en scène parvient à combler par intermittences grâce à des images efficaces (de l’eau qui coule d’un four, une bâche en plastique piétinée…). Il va sans dire que Maëlle Dequiedt possède un talent flagrant pour la gestion de l’espace et la mise en mouvement, bien que le geste « auteuriste » un peu forcé – une performance d’épluchage de pommes de terre, des tombers sur un matelas – veuille à tout prix imposer un égo individuel au sein d’un projet pourtant collégial. La metteuse en scène ne parvient pas à communiquer ce qu’elle souhaite montrer, noyant sa matière première vivante dans une agitation parfois vaine. Le programme clame que ce Stabat Mater n’avait jamais été mis en scène. Il n’en demandait sûrement pas tant. Pourtant, c’est quand la musique retentit que les corps se retrouvent dans l’évidence d’un lien affectif avec les spectateurs, baignés d’onirisme dans l’univers merveilleux d’une salle de spectacle.
Thibault Vicq
(Paris, 12 octobre 2023)
Stabat Mater, d’après Domenico Scarlatti :
- au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris 10e) jusqu’au 28 octobre 2023
- à la Maison de la Culture d’Amiens le 1er décembre 2023
- au Quartz – Scène nationale de Brest les 5 et 6 avril 2024
- à l’Opéra de Lille les 12 et 13 avril 2024
- à la Scène nationale d’Orléans les 17 et 18 avril 2024
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