Place à une Traviata nouvelle génération à l’Opéra national de Paris, après la crinoline de Benoît Jacquot, qui était proposée depuis 2014. Dans cette production, Simon Stone, homme de théâtre, fait suite à un homme de cinéma, et cela s’en ressent : les astuces de la scène lui permettent de composer un espace mouvant, tandis que la direction d’acteurs exigeante s’intègre à des décors en perpétuelle évolution.
Violetta est influenceuse en 2019. Elle a 147 millions de followers sur Instagram (pour situer, un million de plus que Kim Kardashian, mais nul ne sait si l’héroïne s’est elle aussi fait connaître par une sextape et un programme de téléréalité), entre aux meilleures soirées en claquant la bise au videur sans faire la queue, a créé sa propre marque de parfums, et réussit même à s’acheter incognito un kebab en envoyant des textos faussement naïfs à Alfredo. Son image s’achète à coups de selfies et de likes grâce au placement de produits, en #foodporn et #nofilter. Une modernisation, oui ; une relecture, non. Violetta est payée pour donner de sa personne, sur le plan de la data. Elle appartient finalement à tous – et à personne –, et sa situation la rend inaccessible et inapte à l’amour. On comprend donc les réticences de Germont, que la débâcle de sa fille avec un Saoudien, relayée dans les tabloïds, a sérieusement calmé. Le metteur en scène, fidèle au livret, déroule le récit avec une belle fluidité, donnant un socle commun de compréhension de l’œuvre à tous les spectateurs, aguerris ou non à l’art lyrique. Simon Stone ne livre qu’une idée à la fois : un plateau tournant révèle tour à tour sur fond blanc un élément de décor unique, parfois dupliqué (une pyramide de coupes à champagne, des tables de Biergarten, un lit d’hôpital, une bassine où Alfredo foule du raisin). En dialogue avec cet espace vierge rappelant celui des shootings marketing pour créer un packshot produit, des écrans tracent un « couloir » de transition dramatique ou psychologique. La boîte à surprises fonctionne parfaitement, le cheminement intime suit son cours sans discontinuer, le destin ne prend pas de RTT. Et une étonnante peinture de la solitude se dégage de tout cela, entre une virée dans Paris au premier acte et l’attachement à son individualité derrière son téléphone portable. Les personnages se regardent peu, comme happés par leur vie numérique. Et malgré un concept un peu froid sur le papier, une émotion généreuse surgit.
La Traviata (2019), Jean-François Lapointe (Giorgio Germont) et Atalla
Ayan (Alfredo Germont) (c) Charles Duprat /OnP
Le trio de tête épouse cette haute couture émotionnelle avec une créativité musicale étoilée. Zuzana Marková, Violetta de luxe il y a cinq ans et demi déjà à Marseille, campe une Traviata ultra-sensible et bouleversante, confrontant son univers privé à son image publicitaire. Elle fait pencher la balance entre le factice et le réel à travers un timbre berçant et des lignes menues qui la lient à sa douleur. Les piano langoureux et l’élargissement progressif de sa palette participent à un entrelacs mélodique saisissant. Les aigus parfois rêches ne coupent jamais court à la profondeur cuivrée. L’Alfredo cuiré et empathique d’Atalla Ayan, aussi engagé scéniquement que sa partenaire, donne vie à un passionnant feu follet d’emojis vocaux à partir d’un fil rouge tendre et délicat. La prosodie fruitée prend aux tripes, le rythme est toujours présent. Au troisième acte, le ténor semble légèrement moins contrôler son émission, devenue un peu basse et plus fragile, mais en total accord avec l’effondrement du personnage. Si Jean-François Lapointe, en Germont solennel, garde un son soutenu, quoique parfois maniéré et trop haut, il éblouit par sa musicalité. Les idées d’interprétation fusent pour le meilleur. Il parvient à surprendre, à changer de visage d’une note à l’autre, à partager les revers de son dilemme. Les Chœurs vigoureux de l’Opéra national de Paris, l’Annina souple de Marion Lebègue, la douce Flora de Catherine Trottmann, et le Gastone à fière allure de Julien Dran sont aussi à créditer d’éloges.
Dans la fosse, l’orchestre de la maison reste alerte sous la direction dynamique de Michele Mariotti. Ce dernier insuffle la dramaturgie à la partition, tournoyant en suivant les mouvements du décor grâce à des longueurs de notes chorégraphiées avec minutie. Bien qu’il ne mette pas forcément à l’aise les instrumentistes avec les changements constants de tempo, on profite avec ravissement de leurs couleurs juteuses, même si des soucis de justesse chez les cordes et les flûtes se font entendre. La solitude des personnages s’incarne dans ce qu’ils aimeraient pouvoir accomplir s’ils avaient le courage d’affronter la société. Cette Traviata est celle du fourmillement intérieur d’une génération Z qui ne se reconnaît pas dans l’ordre établi, et qui réussit à puiser sa force dans l’illusion de se sentir aimé.
Thibault Vicq
(Paris, le 18 septembre 2019)
La Traviata, de Giuseppe Verdi, jusqu’au 16 octobre à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier)
Autres distributions avec Carlo Montanaro, Pretty Yende, Benjamin Bernheim et Ludovic Tézier
Crédit photo : © Charles Duprat
19 septembre 2019 | Imprimer
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