La reprise en deux temps de la célèbre production de La Traviata par Willy Decker était l’un des événements de cette fin de saison en terres madrilènes. Pour cause de pandémie, les représentations de mai dernier avaient néanmoins dû être annulées, mais selon Joan Matabosch, le directeur artistique du Teatro Real, « annuler des représentations n’est plus la seule option possible ». Le Teatro Real a ainsi été l’une des premières maisons lyriques à faire revenir son public à la levée du confinement, dès le 1er juillet, pour une version semi-scénique de l'oeuvre. Exit la mise en scène prévue pour le hit de Verdi, pour mieux transformer les contraintes sanitaires en opportunités, renforcées de système D – tout relatif, puisque le Teatro Real indique avoir investi 340 000 euros pour adapter ses infrastructures (des portiques pour contrôler la température du public, des tablettes en lieu et place des partitions dans la fosse), mais aussi pour recruter du personnel (notamment des ouvreurs) ou renforcer ses services de nettoyage...
Sur 27 représentations exemplaires en termes de distanciation physique, des distributions de haut vol font leur nid dans la capitale espagnole. Celle à laquelle nous avons assisté en ligne et en direct n’était pas un contre-exemple. Et sans que les personnages ne puissent se toucher, cette Traviata estampillée COVID est d’une justesse indéniable sur la gestion de l’espace et la psychologie des personnages.
Dans la fosse ont pris place des instrumentistes masqués (à l’exception, des vents, bien sûr), et qui le resteront pendant les deux parties du spectacle. Sur le plateau est tracé un quadrillage au ruban rouge pour symboliser les espaces et garder les distances. En arrière-scène, la répartition du Chœur du Teatro Real occupe toute la largeur. En avant-scène, des zones rectangulaires meublées (soutenues par les éclairages pertinents de Carlos Torrijos) délimitent le jardin secret des protagonistes. Si la vision développée par Leo Castaldi répond d’abord à un cahier des charges des autorités de santé, elle exprime le morcellement de l’identité portée par Violetta et ce que les personnages qui interagissent avec elle en font. Mondaine, perdue, ébranlée, bienveillante, Violetta est tout cela à la fois ; et chacun se sert de la facette qu’il croit le mieux cerner. Ce que Simon Stone avait traduit en multiples vignettes à l’Opéra national de Paris en septembre dernier, on le retrouve ici avec plus d’abstraction, mais avec des rôles qui gardent là leur fonction initiale. Or Leo Castaldi prend l’excellente initiative de briser les règles qu’il a créées : Violetta et Alfredo sortent physiquement de leur cadre respectif, et les palpitations de l’émotion jouent cartes sur table ! Le couple imagine s’affranchir des codes, alors que ceux-ci ne sont qu’énoncés différemment (par Germont, par la maladie). La preuve : ils ne pourront en aucun cas s’approcher à moins d’un mètre. Les moments de questionnement individuel et les ensembles demeurent ingénieusement imbriqués, nullement victimes de la méticulosité de la mise en espace.
Nous ne nous étendrons pas sur la décevante mollesse du Chœur car le trio soliste envoie du lourd ! Le velours de Marina Rebeka agrémente le franc caractère de l’émission. La soprano prend en main chaque note comme la dernière, avec densité et élasticité, sachant son personnage destiné à la mort. Sa Violetta ne se laisse pas abattre, n’essaie pas de se débattre : « je chante pour moi-même », pourrait-elle prétendre rebellement comme Carmen. Bien que l’aisance la fasse parfois légèrement divaguer de son plan mélodique, l’investissement théâtral est immense, à l’égal de sa technique. La sublime sensualité des airs avec l’Alfredo de Michael Fabiano confirme la splendeur du ténor chez Verdi, après la Jeanne d’Arc où il avait brillé l’année dernière. Au premier acte, il campe un homme penaud, en conflit intérieur, suivant très consciencieusement le tempo de la musique, où la droiture se teinte d’une superbe parure. Il gagne par la suite en rubato transformant la moindre intervention en acte de bravoure vocale. Quand Alfredo perd ses repères, le chant s’élargit et submerge d’expressivité. Dans la dernière demi-heure, le fils peut enfin se donner tout entier à son amour déçu grâce au velouté délicat de ses lignes. Artur Ruciński se définit par son calme olympien qui fait naturellement autorité. Son économie de vibrato et le timbre d’intensité contenue tiennent en haleine. La sagesse de Germont perd en puissance quand la paternité reprend le fil, et nous découvrons un pan tendre et réconfortant (tout aussi stupéfiant) du baryton. Son Germont a la dureté de la vie derrière lui, et l’argument percutant : un personnage du « bien », en somme.
L’Orchestre du Teatro Real n’a pas perdu de sa superbe pendant le confinement. Le chef Nicola Luisotti fait retentir le métal des cordes et extirpe des folies passagères, ponctuées de départs fermes et charpentées de solides tissus musicaux. Violetta assume ses risques, Germont assume ses décisions ; nous tirons notre chapeau au Real d’avoir assumé cette réouverture !
Thibault Vicq
(15 juillet 2020, myoperaplayer.com)
La Traviata, de Giuseppe Verdi, jusqu’au 29 juillet 2020 au Teatro Real (Madrid)
NB : autres distributions avec Ruth Iniesta / Ekaterina Bakanova / Lana Kos / Lisette Oropesa (Violetta), Ivan Magrì / Matthew Polenzani / Ismael Jordi (Alfredo), Nicolas Alaimo / Luis Cansino / Javier Franco (Germont), Luis Méndez Chaves (direction musicale)
Crédit photo © Javier del Real | Teatro Real
18 juillet 2020 | Imprimer
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