Le Palazzetto Bru Zane aime les versions longues. Dans ses annales figure notamment le Faust originel de Gounod, présenté en 2018 au Théâtre des Champs-Élysées. Il faut désormais compter sur La Vie parisienne d’Offenbach, agrémenté d’une quinzaine de numéros délaissés par l’Histoire. En 1866, la troupe du Théâtre du Palais-Royal ne chantait apparemment pas aussi bien qu’elle ne jouait, et certains airs trop difficiles avaient été supprimés pour fournir un spectacle de qualité correcte. La reprise au Théâtre des Variétés en 1872 a gommé les références aux « ennemis » allemands suite à la guerre de 1870, et c’est la partition de 1873 qui a servi de référence aux théâtres lyriques depuis lors. Les actes III et IV voient donc rappliquer une hilarante horde de bottiers germains et de gantières marseillaises, en chœurs saillants et festifs, et des airs joliment bâtis, comme le trublion de Cologne en avait le secret. L’œuvre gagne en cohérence, et les 3h30 de spectacle (entracte inclus) que propose l'Opéra Rouen Normandie passent comme une lettre à la poste, en particulier grâce à l’univers bigarré et dynamique de Christian Lacroix, dont c’est le baptême en matière de mise en scène.
La Vie parisienne - Opéra de Rouen © Vincent Pontet
La Vie parisienne - Opéra de Rouen © Vincent Pontet
Le plateau scénique est une récréation permanente, un préau des crushes, mensonges et quiproquos. L’ancien couturier a bien compris que la comédie était une affaire de rythme. Dans un décor unique (volontairement inachevé) de structure type Eiffel, des échafaudages viennent rappeler l’abondance de travaux dans le Paris contemporain. L’heure n’est clairement pas aux pro et anti-Hidalgo, mais à étayer la thèse d’une ville qui ne s’arrête jamais d’ébruiter, de cancaner, de se développer. Les idées ne font jamais grève, même lors des passages parlés un peu longuets au début de l’acte IV. Pas de Vélib’ défectueux non plus dans la flotte de chorégraphies partagées : Glyslein Lefever a concocté une potion survitaminée qui fonctionne à la perfection en ne laissant justement aucun répit au spectateur. Le propos appartient aux dernières années de la Deuxième République, et Christian Lacroix fait le choix avisé de ne montrer ni les nouveaux riches dans leur hôtel particulier (à ascenseur) de l’île Saint-Louis, ni les it girls de Saint-Germain ou de SoPi, ni les bobos du village Saint-Martin. Et les notes d’intention étonnamment pessimistes sur Paris font place en salle à un divertissement enlevé et très haut de gamme, drôle et atemporel, dont on applaudit tous les numéros jusqu’à se bosseler les mains.
Il va sans dire que les interprètes y sont également pour quelque chose. Le pétulant Marc Mauillon et l’inénarrable Franck Leguérinel ont le badge de l’expertise comique. La tendre Marion Grange et Ingrid Perruche, encanaillée, répondent aux espiègleries (même rythmiques) d’Éric Huchet, à la camaraderie de Philippe Estèphe et à la drôlerie de Caroline Meng. Flannan Obé habite profondément son personnage, mais c’est quand il faut le chanter juste et bien que le bât blesse. Aude Extrémo n’a théâtralement pas l’air de savoir ce qu’elle fait là, et sa prestation vocale se résume à scander des phrases où les nuances semblent oubliées. La diction douteuse est son point commun avec Florie Valiquette, qui en dépit de vocalises coloratures rayonnantes, bute d’acidité sur le cœur de partition. Elena Galitskaya, annoncée souffrante, octavie certaines notes afin de ne pas laisser de temps mort à son rôle. Le chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie tire parfois un peu, mais s’avère globalement de bonne facture, et même savoureux à la fin du IV.
En fosse, Romain Dumas donne un aperçu de ce que la Ville-Lumière propose de plus éclairant dans le tumulte : de sensibles liaisons inopinées, des élans héroïques, de fringants accents, le tout sans caricature et avec l’appui indéfectible de l’orchestre maison. Il fait circuler l’électricité dans les accords de septième de dominante, chers à Offenbach, pour redonner du tonus aux résolutions. Les galops sont des marathons olympiques imparables, le feu du temps – monnaie d’échange sans doute plus répandue que l’Euro à Paris – absorbe la moindre phrase avec acuité et subtilité. De quoi « s’en fourrer jusque-là » pour cette palpitante version longue !
Thibault Vicq
(Rouen, 7 novembre 2021)
La Vie parisienne, de Jacques Offenbach :
- à l’Opéra de Rouen Normandie (Théâtre des Arts) jusqu’au 13 novembre 2021
- à l’Opéra de Tours du 3 au 7 décembre 2021
- au Théâtre des Champs-Élysées (Paris 8e) du 21 décembre 2021 au 9 janvier 2022
- puis à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, à l’Opéra de Limoges et à l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
Crédit photo © Vincent Pontet
08 novembre 2021 | Imprimer
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