Une Tétralogie ressemble toujours à un cadeau de Noël dont on connaît les contours et parfois le contenu, mais pas toujours les intentions, d’où l’excitation qui se dégage à chaque nouvelle production. L’Opernhaus Zürich se lançait au printemps dans l’épopée artistique avec un Or du Rhin que nous qualifiions alors d’ « honnête ». Il nous tardait de découvrir la suite pour estimer la potentielle réévaluation de notre jugement. La Walkyrie d’Andreas Homoki et Gianandrea Noseda est désormais publique : la mise en scène fait mouche puis retombe au deuxième acte, la fosse s’est convertie en joyau, les chanteurs du prologue réitèrent leurs exploits et les primo-arrivants convainquent plus ou moins. C’est parti pour la première journée du Ring !
Au commencement, il y avait une tournette et des intérieurs bourgeois. La rengaine reste la même sur Die Walküre. Andreas Homoki ne sape pas cet équilibre de rotation et de boîtes à surprises des espaces qui apparaissent (la salle de réunion du Walhalla, une forêt enneigée, la maison de Hundling…), mais n’en tire toujours pas le maximum. Au I, la rencontre entre Sieglinde et Siegmund se prête sans équivoque à ce décor blanc, l’arbre sacré trône au milieu de la pièce : la magie opère complètement, surtout que le cache-cache des sentiments en éveil, secondé de superbes éclairages (Franck Evin) congrus aux doutes de la passion-déclic, est extrêmement bien ficelé d’un point de vue théâtral. La suite, utilitaire, est moins inspirée : les Walkyries sont ridicules avec leur heaume en forme de cheval, et ce grand décor s’excuse d’être trop encombrant quand il ne tourne plus et qu’il laisse les personnages face à leur propre humanité. La palme de la déception revient au troisième acte, quand le rocher de Brünnhilde ressemble surtout à un étron géant, autour duquel Wotan ne peut transcender la sublime confession d’amour qu’il relaye à sa fille. Ce passage, dont Andreas Homoki avoue pourtant avoir tiré la substantifique moelle au sein des notes de programme, pèche par un statisme désincarné. Lui qui a si bien illustré l’aube de l’amour au I en assèche le crépuscule.
Si Gianandrea Noseda crayonne les humeurs orchestrales à la baguette, il en restitue en rafales la grandeur tellurique d’esprit. Contrebasses et violoncelles accrochent la corde et annoncent sans attendre un gigantesque trek musical. Le chef accorde une importance à la tension des parties et au jeu des strates entre elles. Il vise (et atteint) le zoom du paysage, le cadre de son dans lequel les oppositions les plus vives peuvent coexister. Chance est donnée aux hommes et aux dieux dans ces plans auditifs où l’harmonie avance dans l’empoigne des crampons. Gianandrea Noseda galvanise les haut-le-corps, nous sommes aspirés sous le poids qu’il fait ressentir dans la verticalité des accords. La matière et le grain se mesurent dans de capiteux écoulements wagnériens. La partition de La Walkyrie propulse alors sur une paroi à escalader à mains nues, dont les crescendos décuplent la dangerosité mais aussi l’immersion. La Philharmonia Zürich est majestueusement équipée en mousquetons, cordes et sang-froid jusqu’à ce que survienne le leitmotiv de Siegfried, au troisième acte : le directeur musical de l’Opernhaus Zürich bat avec plus de constance, et transmet moins, sentant aussi l’orchestre un peu fatigué.
Tomasz Konieczny, entendu cet été dans le même rôle de Wotan à Bayreuth, récidive dans le prestige. Il est séisme et inondation cumulés, chambre forte débordant de secrets, assurance sans malus. À lui seul, il représente Wotan en filet englobant toute substance – même sa boule au ventre devant ses tracas –, qu’il transporte avec lui dans le moindre souffle expressif et dans une savante mixture d’accentuation et de prosodie. Après L’Or du Rhin, Patricia Bardon interprète encore une Fricka forte et insoumise, semblable à un éventail grand format qui déploie des ailes d’acier à partir de ses valeurs de plomb. La prise de rôle superlative d’Eric Cutler (Siegmund) exauce les vœux d’un chant héroïque et nostalgique. La certitude du trait le ramène à son état de graine de guerrier, dans une insubmersible cotte de mailles mélodique. La prestidigitation du soutien ouvre le chant à des étendues de possibilités : la braise naissante est le fil conducteur de la phrase créée, toujours plantureuse, jamais anguleuse. Daniela Köhler (Sieglinde) suit la technique à la lettre, le cœur un peu moins. La ligne horizontale jusqu’à l’horizon n’empêche pas une sécheresse de la forme, et la moindre étincelle prend des proportions un peu trop amples pour ce que la lettre envisage. Christof Fischesser retient le retentissement du mythe à la chair de son rôle de Hunding : il manie les ténèbres de son timbre, mais restitue plus puissamment que subtilement ses notes. Pour ses débuts en Brünnhilde, Camilla Nylund paraît souvent extérieure à ce qu’elle incarne. Elle se fige dans une uniformité de forte, en oubliant la charge émotionnelle de sa Walkyrie. C’est cependant dès qu’elle descend du promontoire divin qu’elle montre ses véritables atouts de show-woman de l’intime. Son poignant face-à-face avec Wotan, aux piano nobles, émet une chaleur d’âtre, qui donne envie de savoir ce que le personnage de Siegfried fera naître en elle dans la suite de la Tétralogie.
Thibault Vicq
(Zurich, 18 septembre 2022)
La Walkyrie, de Richard Wagner, à l’Opernhaus Zürich jusqu’au 18 octobre 2022
Son et lumière de 20 minutes sur la façade de l’Opernhaus Zürich :
- à 20h30, 21h, 21h30, 22h et 22h30 les 23 et 24 septembre
- à 20h30, 21h et 21h30 le 25 septembre
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