L’exil contraint de Kurt Weill aux États-Unis (après une courte période à Paris), suite à l’accession d’Hitler au pouvoir, aura inspiré au compositeur de grandes pages de la comédie musicale ou de l’opéra aux sonorités jazzy, dans lesquelles il ne sacrifiera pas les préoccupations sociales de son temps. Pas avec autant de verve, certes, que dans ses collaborations avec Bertolt Brecht ou Georg Kaiser – à l’instar du Lac d’argent, actuellement à l’affiche de l’Opéra national de Lorraine, dans une production jubilatoire –, mais qui le placent cependant en observateur des travers de son pays d’accueil. Street Scene, écrit en 1947, décrit les fragments de vie dans les parties communes d’un immeuble new-yorkais délabré au début du XXe siècle, pendant un épisode caniculaire. Le melting pot de voisins cancane sur la liaison supposée d’Anne Maurrant et du laitier Mr Sankey. Frank, le mari violent et alcoolique d’Anne, expose ses idées antiprogressistes avec les autres habitants, et verrouille à sa fille Rose la liberté à laquelle elle aspire avec son crush Sam Kaplan. Kurt Weill élève la discussion en musique à l’état de poésie grâce à la transition toute naturelle entre le théâtre parlé (livret d’Elmer Rice) et les songs. Une œuvre – rebaptisée « Street SceneS » car tronquée de quelques numéros – bien trouvée pour diversifier le répertoire et l’apprentissage de l’Académie de l’Opéra national de Paris, qui s’installe à la MC93 de Bobigny pour sa nouvelle production scénique hors les murs, aux côtés de l’Orchestre Ostinato.
Pour les décors, Ted Huffman reste partisan du less is more. Dans un rectangle autour d’une fosse creusée en contrebas, délimitée par des barrières, les chanteurs interagissent, vagabondent, courent, se déchirent. Le metteur en scène recherche, comme dans son sensationnel Couronnement de Poppée au Festival d’Aix-en-Provence ou sa superbe Girl with a Pearl Earring à l’Opernhaus Zürich, une représentation du corps fidèle à la réalité, dans un univers abstrait, plus qu’une verticalité. Une partie du public se trouve d’ailleurs en gradin derrière la zone de jeu pour que les spectateurs s’intègrent à l’action. Les nombreux personnages se définissent ainsi par leur degré d’éloignement et la proximité de leurs mouvements. Si le procédé fonctionne plutôt efficacement, Ted Huffman cherche à tel point la vie en vignettes séquencées qu’il en perd parfois la spontanéité de cette communauté. Les talents d’acteurs inégaux des uns et des autres apportent plus ou moins de lustre à chacune de ces scènes storyboardées, en particulier dans des passages parlés clairement moins affriolants – dont les duos d’amour. Malgré tout, la restitution des personnages est faite avec suffisamment de conviction et de sérieux pour qu’on y croie véritablement.
© Vincent Lappartient - Studio J'adore ce que vous faites
Margarita Polonskaya, argument incontournable de La scala di seta l’année dernière à l’Athénée, est l’une des raisons d’être de ce spectacle, en Mrs Maurrant du chaud et du froid, porteuse d’une vérité de théâtre dans la voix, et de lumière dans le vortex d’un flux musical pluriel. Mr Murrant (Igor Mostovoi) éblouit lui aussi la scène par un engagement physique exemplaire et un chant de rocaille qui rendent ce personnage encore plus glaçant. La Rose sucrée et épanouie de Teona Todua fait instantanément basculer l’univers vocal vers un onirisme délicat, que le parlé mécanique fait hélas retomber aussitôt. Si Kevin Punnackal a bel et bien les aigus de Sam, l’émission en force et le vibrato serré l’empêchent de doser convenablement l’expressivité et l’équilibre de ses phrases sous emprise. Hors Académie, Francesco Lucii attire particulièrement l’attention par son timbre radieux et son assurance électrique, et le sourire à temps plein de Jeremy Weiss sculpte une complexité bienvenue dans la construction de la ligne. On ne saurait oublier les enivrants Lindsay Atherton et Robson Broad, dans une exaltante scène chorégraphiée.
La cheffe Yshani Perinpanayagam emplit l’espace de musique, grâce une fluidité qui s’ancre dans l’air ambiant comme une extension même du contexte du livret. L’atmosphère collante de la chaleur estivale new-yorkaise se révèle, au même titre que les trésors sonores de la partition, entre étoiles filantes du rêve américain et rideaux de velours de music-hall. L’Orchestre Ostinato garde la main sur ce foisonnement ultra-homogène dans l’écoute entre les pupitres et la production d’une texture collective pleine de subtilité.
Thibault Vicq
(Bobigny, 19 avril 2024)
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