La musique de Strauss, cette toile sur laquelle s'agrègent des touches tumultueuses de peinture musicale. Le Chevalier à la rose, cette étude de mœurs viennoise sur les apparences. La boule à neige, cet environnement de flocons qui s’agite sur demande dans son liquide amniotique autonome. Telles sont les composantes d’un nouveau spectacle (par Damiano Michieletto) un peu trop ambitieux (mais bien chanté) au Théâtre Royal de la Monnaie, créé au Lithuanian National Opera and Ballet Theatre de Vilnius, et aussi coproduit avec le Teatro Comunale di Bologna.
Le metteur en scène superpose d’abord plutôt talentueusement trois niveaux de réalité à travers un décor astucieux (mais visuellement daté) de son fidèle comparse Paolo Fantin. L’avant-scène s’apparente à l’action « de vérité », un deuxième plan surélevé concerne un onirisme ou un présent du plaisir, et le troisième plan, plus haut, se réfère au passé et à l’avenir de la Maréchale. Comme l’essentiel de l’œuvre se déroule dans l’univers de la comédie, c’est le premier plan (et donc le peu d’espace qu’elle représente) qui remporte la palme du temps de présence. Damiano Michieletto baisse rapidement les bras sur son concept porteur, et se contente de remplir ses « boîtes » d’éléments esthétisants (quoique réussis), tels que des ballons volants, un immense oiseau noir ou un relief blanc. Le temps qui passe, dont la Maréchale est témoin privilégié (notamment par des actrices à différents âges) est censé être un fil rouge du spectacle, dont la neige a la fonction par le changement des saisons, la transformation des paysages ou son passage de l’état solide à l’état liquide. Cependant, le metteur en scène peine à relier ses idées tout en garantissant la restitution du livret. Et comme il privilégie heureusement la plupart du temps le théâtre de ses personnages chantants, il laisse temporairement tomber son concept de hiérarchie scénique en faisant occuper l’espace disponible par ce qui l’arrange ou ce qu’il a sous la main. Après un léger essoufflement dès la fin du premier acte, le II commence à sombrer, et la troisième partie fait trépasser d’ennui.
La pâte homogène ne vient pas non plus de la fosse, malgré un Orchestre symphonique de la Monnaie bien prédisposé. Alain Altinoglu assume tellement les ratures et les ruptures de la partition qu’il peine à en élever l’essence et à prendre de la distance par rapport au moment précis de l’exécution. Quand la phrase est longue, le chef la sublime, mais elle devient déséquilibrée quand elle se coupe la parole à elle-même. Il pourrait avoir les cartes pour tout chambouler, mais reste dans un confort de l’immédiateté. Il accumule sans agencer, il distribue des temps de parole aux instrumentistes plutôt que d’articuler des équilibres. On retiendra donc de sa direction une succession d’expressivités parfois bouleversantes (le prélude du II, qui coule de source, ou lorsque des forces volcaniques convergent), quoique trop courtes pour s’agripper au long flux straussien. La tête un peu trop dans le guidon lui fait perdre certaines respirations et la digérabilité de la matière, tandis que le trio final tant attendu donne hélas le sentiment d’un « circulez, y’a rien à voir ».
Le plateau de ce soir mélangeait des interprètes des deux distributions en raison de contretemps de dernière minute, ce qui n’a pas empêché les atomes crochus. Le baron Ochs de Martin Winkler (en lieu et place de Matthew Rose) triomphe de son numéro comique au rythme de la prosodie, souple et vigoureux, sans jamais forcer, en dépit de quelques graves timides. Le baryton-basse trouve la juste posture entre le chant et le jeu dans un idéal moulin à paroles au cynisme pré-#MeToo (dénoncé par la mise en scène), adepte des recoins rugueux et du rebond réfléchi. En Maréchale, Julia Kleiter (anticipant le début de ses dates pour remplacer Sally Matthews) définit la noble autorité dans la douceur. En plus de trouver le caractère vif d’une fusée fuselée, elle détient les secrets d’un laser d’intimité et de nostalgie, et transforme froideur et résignation du personnage en tendresse vocale. Michèle Losier a mangé du lion. Elle s’abreuve de l’écriture pour restituer un faisceau d’énergie, elle a l’apanage de longueurs fumées, elle se plonge en instant dans la vérité théâtrale de la scène. La fougue du jeune premier l’habite, comme sur le point de graver le nom d’Octavian avec celui de Sophie dans un cœur d’amants naïfs sur un tronc d’arbre. On reste happé par l’entièreté du timbre et l’omniscience du trait. Ilse Eerens déborde également de vie. La moindre note est incarnée avec l’éclat d’une pierre précieuse et une ronde élégance toujours music proof. Sa Sophie fluide et complète sait ce qu’elle veut et où elle va. Dietrich Henschel apparaît moins centré et plus à la volée, les intrigants d’Yves Saelens et Carole Wilson font usage d’un efficace sprechgesang, et de la courte intervention de Juan Francisco Gatell émane une intense musicalité.
Un Rosenkavalier est toujours un événement (comme à l’Opéra Grand Avignon il y a un mois) et même mitigé, on n’est jamais à court d’arguments pour recommander au futur public de se faire un avis.
Thibault Vicq
(Bruxelles, 8 novembre 2022)
Le Chevalier à la rose, de Richard Strauss :
- au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 18 novembre 2022
- en streaming sur operavision.eu du 16 novembre 2022 au 16 mai 2023
12 novembre 2022 | Imprimer
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