Bien des créations des cinquante dernières années ont été rapidement jetées aux oubliettes pour des raisons plus ou moins valables. Dans le lot des injustices, nous retrouvons Le Pavillon d’or, créé à la Deutsche Oper Berlin en juin 1976, puis resté lettre morte en France. La première édition d’ARSMONDO, festival transversal organisé par l’Opéra national du Rhin jusqu’au 15 avril, s’articule autour du Japon et fournit un écrin sur mesure pour le premier opéra de Toshiro Mayuzumi, en coproduction avec la Tokyo Nikikai Opera Foundation.
Le Pavillon d’or, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck
Le Pavillon d’or, Opéra national du Rhin ; © Klara Beck
Du récit d’apprentissage par la confrontation, adapté du roman Kinkakuji de Yukio Mishima, le compositeur tire une musique plurielle : l’abstraction élégante des consonances à la française flirte avec l’expressionnisme allemand, et le jazz américain revêt autant d’importance que le patrimoine instrumental japonais. Ceci expliquant cela, Mayuzumi a étudié un an au Conservatoire de Paris en 1950, a mené de nombreuses recherches académiques sur Anton Webern, et appartenait à un groupe de jazz au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Réfractaire à l’idée de créer des sonorités purement occidentales qui reviendraient à nier sa propre culture, ou de mimer la musique traditionnelle de son pays avec des instruments d’origine européenne, il laisse s’épanouir toutes les inspirations. Le liant de son écriture orchestrale est représenté par les percussions – jamais victimes d’un effet gadget – et une continuité sonore qui ne souffre presque aucun silence, comme l’intelligence humaine. Parfois, il dérègle les compteurs de cet environnement acoustique en faisant entendre des fréquences presque électroniques. L’unité de la musique se traduit par des séquences de demi-tons, superposés ou en trilles, embrasées de lumières vives. L’affrontement des trois registres bien définis – grave, medium et aigu – emmène l’opéra au-delà du bien et du mal, et accompagne une troisième entité propre à l’individu, dans un souffle impétueux. Paul Daniel, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, impressionne par sa tranquillité à appréhender la partition. Avec agilité et précision, il masque les trop grands contrastes avec cohérence, il accentue la confusion psychologique des destins. Il nous reformule merveilleusement ce langage musical dont nous ne possédons pas toutes les clefs de prime abord. Il partage finalement sa passion de l’œuvre.
Quels épisodes de vie et quelles frustrations vont « contraindre » Mizoguchi, personnage souffrant d’une malformation à la main droite, à brûler le Pavillon d’or, qui incarnait la beauté absolue pour son père ? Les Chœurs de l’Opéra national du Rhin, préparés par Sandrine Abello, occupent le rôle principal dans l’intrigue en fournissant les questions et des éléments de réponse. Ils officient comme narrateur, voix intérieure et gardien des sens du « héros », guide spirituel, médiateur entre les personnages et le public. Musicalement, c’est par eux que passent les changements d’atmosphère. Et ce sont eux qui, comme d’une seule parole, offrent de loin la prestation vocale la plus marquante de la soirée : mise en place ciselée, son uniforme et supplément d’âme.
Le Pavillon d’or, Opéra national du Rhin
Le Pavillon d’or, Opéra national du Rhin
L’excellente mise en scène d’Amon Miyamoto, indissociable des décors malins de Boris Kudlicka et des lumières virtuoses de Felice Ross, est peut-être responsable de notre relative déception quant à la distribution. Les personnages sont enfermés entre trois murs verticaux (celui du fond débouchant sur le fameux Pavillon d’or), desquels vont sortir des éléments de décor dans un ballet d’objets et de couleurs d’une précision millimétrée. Les apparitions sont d’une grande beauté et savent mêler le beau et le laid dans une même scène (la bombe atomique et le cheminement de soi retrouvé, les GIs américains violents et la compassion du peuple japonais). L’agencement du plateau apporte l’espace suffisant aux chanteurs pour qu’ils déploient leur jeu et leur voix, mais la complexité du dispositif ne les a-t-elle pas saisis d’inquiétude ? Mizoguchi, sous les traits de Simon Bailey, bute invariablement sur ses graves, est avare en nuances dans des vibratos parfois grossiers, se perd en rubatos incertains, et se fait voler la vedette par son double danseur le figurant plus jeune. La projection distincte et les tenues joliment charnues ne lui font cependant pas défaut. Le baryton Dominique Grosse, en Tsurukawa, pèche par sa rigidité et ses lignes de chant décousues, tout en sachant trouver le son adéquat à son épanouissement. Paul Kaufmann (Kashiwagi) se met en position inconfortable par excès de simagrées vocales, malgré la valeur précieuse de son placement. Dans les rôles moins lourds, la théâtralité est bien maîtrisée (particulièrement pour la soprane Makiko Yoshime et la mezzo Fanny Lustaud), sauf pour l’Abbé Dosen (le baryton-basse Fumihiko Shimura, dont la voix blanche et les attaques manquées frôlent la caricature).
Il était donc primordial de nous sortir de l’amnésie relative à ce Pavillon d’or. Avec une distribution de grande qualité, il serait resté inoubliable.
Thibault Vicq
(Strasbourg, le 21 mars 2018)
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