Douze ans séparent Le Téléphone de Gian Carlo Menotti (1947) et La Voix humaine de Francis Poulenc et Jean Cocteau (1959). Bien que le combiné occupe une place centrale dans les deux œuvres, il se présente comme un véritable personnage surtout dans la première (car outil de transmission dans la seconde), comme en témoigne son sous-titre L’Amour à trois. Et pour cause : Ben souhaiterait faire sa demande en mariage à son amie Lucy, mais celle-ci est dérangée à plusieurs reprises par des appels téléphoniques qui empêchent le jeune homme de se confier. Le phénomène du phubbing (contraction de « phone » et « snubbing », le fait d’ignorer quelqu’un par les sollicitations du mobile), sur lequel la société commence sérieusement à se pencher aujourd’hui, existait déjà avec les lignes fixes ! Et parce que Ben doit prendre le train et qu’il ne peut plus attendre que Lucy se rende disponible pour lui, il utilise sa dernière cartouche (après avoir tenté sans succès de lui dérober son appareil) : lui passer un coup de fil avant son départ. Lucy se réjouit de ces perspectives de vie à deux. Tout est bien qui finit bien ? À nous de juger si l’obsession de Lucy quant au fait que Ben garde son 06 en mémoire augure du meilleur dans leur relation…
La relative facilité d’exploitation de The Telephone, pour deux chanteurs et un ensemble instrumental possiblement de petit format, doit également s’équilibrer avec sa courte durée de vingt-cinq minutes, qui s’intègre volontiers à un diptyque comme en 2017 à l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz. Au lendemain d’un éclatant récital de Jonathan Tetelman, le Festival Perelada couple l’intermezzo de Menotti (dans une production initiale du Festival Musika-Música de Bilbao) à un cocktail en extérieur, puis à des interprétations (pas toujours inspirés) des Beatles et de David Bowie réarrangées en base Bach ou Luciano Berio… La mise en scène de María Goiricelaya place astucieusement le couple dans une salle de sport, lieu où le culte de la performance se rallie à la dictature du cool & healthy lifestyle. Le téléphone portable n’est plus seulement un objet qui se place physiquement en travers de Lucy et de Ben, mais le créateur d’une nouvelle identité prête à partager dans la durée sur les réseaux sociaux, qui plus est au milieu d’un temple de la tentation narcissique. Le public est invité à prendre des photos et vidéos pendant la représentation et à les publier sur Facebook, Instagram ou X (le nouveau nom de Twitter) avec les hashtags #TheTelephone et #FestivalPerelada. Sur le plateau, des figurants font des haltères, du vélo elliptique ou des exercices de renforcement musculaire, pour ainsi inonder les protagonistes d’éléments perturbateurs à la relation directe qu’ils pourraient avoir.
Les deux chanteurs illustrent efficacement leurs deux réalités distinctes. Ruth González survole le courant musical, tandis que Jan Antem y contribue de l’intérieur. La soprano a tendance à traîner sur les longueurs de notes malgré une agilité avérée, mais pouvons-nous lui en vouloir alors que c’est elle qui a le smartphone en main, et ainsi sa propre temporalité (dé)connectée ? Le baryton campe un personnage lumineux même dans la tourmente, et enchante par sa voix noble et son timbre posé, générateur d’empreinte durable à chaque phrase. Le Galdós Ensemble peut compter sur la grande maîtrise de ses membres – en particulier au violoncelle et au hautbois –, que le chef Iván Martín coordonne depuis le piano en micro-événements à l’articulation précise, à l‘image du panier de crabes dépeint par la proposition scénique. En l’état, le spectacle fonctionne très bien, même si nous aurions aimé avoir un peu plus de matière, avec par exemple un autre fragment lyrique en un acte revisité dans ce même univers sportif.
Thibault Vicq
(Peralada, 4 août 2023)
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