Un mois après la Salomé de Salzbourg, cette Flûte enchantée en ouverture de saison de la Monnaie était particulièrement attendue pour la proposition scénique de Romeo Castellucci. Force est de constater qu’il dépasse encore une fois la simple transposition en une réflexion profonde sur la résistance du peuple face aux idéologies.
Il s’est d’abord fixé de balayer les symboles de l’initiation maçonnique. Là où le 3 domine le Singspiel, Castellucci préfère le chiffre 2 au premier acte, puis le 5, après l’entracte. 2, 3 et 5 : le commencement des nombres premiers, la base de l’algèbre et de son espace infini d’entiers naturels. La mythologie créée par le metteur en scène relie le pouvoir sans limites de deux despotes – Sarastro et la Reine de la nuit – à la condition humaine limitée dans leurs univers dystopiques respectifs – la lumière et l’ombre.
Dans la première partie, le faste de la cour de Sarastro est figuré par un dispositif monochrome derrière un rideau translucide en avant-scène. Du Castellucci 100% pur jus, blanc sur blanc, sauf que l’avant-gardiste italien complexifie l’action en doublant chaque chanteur ou comédien par un figurant symétriquement disposé par rapport à l’axe du centre du plateau. Exception faite des trois femmes, devenues physiquement quatre, tout en restant vocalement un trio, et de la Reine de la nuit, seule sur l’axe. Les éclairages intermittents et le mouvement du sol donnent vie à ces formes cotonneuses et éblouissantes imaginées par l’architecte Michael Hansmeyer, qui a mis au point des décors monumentaux à partir de modélisations informatiques. L’itération du calcul de surfaces élabore des volumes, dont les contours dépassent notre propre imagination. La dictature de la lumière se replie sur elle-même en miroir et annihile le libre arbitre dans ce monde artificiel jonché de conventions. La splendeur visuelle des tableaux cache cependant une triste réalité dévoilée au deuxième acte, où, comme dans Alcina de Haendel, les masques tombent et les apparats montrent leur vrai visage. La mise en scène de conte passe soudainement le relais au Regietheater.
Claudia Castellucci a ajouté environ une demi-heure de texte parlé à l’œuvre (elle-même coupée des scènes parlées entre les arias) : elle donne la parole à cinq hommes, grands brûlés, et à cinq femmes aveugles, narrant leur histoire (vraie et poignante). Les premiers sont les victimes du règne de Sarastro, obsédé par la lumière, tandis que les secondes n’ont plus rien à espérer de la Reine de la nuit, responsable de leur handicap. Dans un décor couleur carton, les chanteurs et les comédiens portent des bleus (plutôt beige) de travail : la machine de propagande des deux monarques se produit en format industriel. Les femmes d’un côté d’une frontière centrale, les hommes de l’autre. La prise de conscience collective, le soulèvement, puis la renaissance d’une nouvelle humanité – un accouchement des dix comédiens dans une sculpture corporelle – font tomber les barrières. Le peuple (donc la descendance), c’est la force, nous dit Romeo Castellucci, d’où la question centrale de la Mère (comme les nombres premiers assurant leurs multiples). Au lever de rideau suivant l’entracte, des pompes récupèrent en direct le lait au sein de trois femmes. Le liquide est ensuite versé dans un tube en verre horizontal, que la Reine de la nuit va faire s’écouler à la toute fin de la représentation, geste d’épanchement de vie.
Bien sûr, cette réadaptation est très alambiquée, et risque de perdre une partie du public. Mais cette vision cérébrale interroge magistralement le statut d’une œuvre d’art et de sa portée par sa dimension critique. Si la proposition artistique peut diviser, impossible de polémiquer sur l’aspect musical (avis aux plus réticents : la musique de Mozart n’est aucunement retoquée) : Ben Glassberg (en alternance avec Antonello Manacorda) dirige avec chaleur et modernité un Orchestre symphonique de la Monnaie cinq étoiles, restituant avec fougue les enjeux scéniques. Ce dimanche, la distribution vocale atteint les cimes : les débuts clinquants de Reinoud Van Mechelen en Tamino vaillant et précis, l’exemplarité et l’ingéniosité de Georg Nigl (Papageno), la clarté bouleversante de Sabine Devieilhe (Reine de la nuit), la Pamina libre et assurée d’Ilse Eerens, la pureté équilibrée des Trois Dames (Tineke Van Ingelgem, Angélique Noldus, Esther Kuiper) et le Sarastro charismatique de Tijl Faveyts méritent les décibels d’applaudimètre dont ils ont été gratifiés. Et le deuxième casting (Ed Lyon, Jodie Devos, Sophie Karthäuser et Gábor Bretz) semble tout aussi étourdissant. Encore une production bruxelloise qui fera date !
Thibault Vicq
(Bruxelles, le 23 septembre 2018)
Retransmission : cette production fait l'objet d'une captation et sera retransmise notamment sur la plateforme Arte Concert, dans le cadre de la « Saison Arte Opéra », à partir du 27 septembre 2018 et jusqu'en mars 2019.
Commentaires