Les Contes d'Hoffmann d’Offenbach intègrent l’artiste véritable Ernst Theodor Amadeus Hoffmann à la trame de sa littérature existante. On n’est donc pas à une mise en abyme près. Pourquoi pas la déconstruire, d’ailleurs ? C’est le postulat de Lotte de Beer, qui choisit, dans une nouvelle production à l’Opéra national du Rhin (avec l’Opéra-Comique, la Volksoper Wien et l’Opéra de Reims), à partir de la version critique Kaye-Keck (2005) de la partition, un échange entre le rôle-titre et sa « Muse » tout au long du spectacle, dans des dialogues parlés (et réécrits). Ces incursions du discours, dues à Peter te Tuyl (en anglais, puis traduites en français), commentent, résument ou annoncent l’action à venir comme un workshop d’écriture, une séance de coaching ou une thérapie d’Hoffmann.
Au-delà de la nature du procédé, qui pourra en faire soupirer quelques-uns, la concision fait du bien à la compréhension de l’œuvre par le spectateur. La représentation scénique (aux numéros parfois coupés de quelques mesures) a donc lieu entre les prises de parole, créant un effet efficace de work in progress, où la pensée est directement formulée en exécution musicale. Si certains extraits textuels visant à moderniser le propos avec la masculinité toxique d’Hoffmann agacent par l’aspect trop souligné de leur évidence, le morcellement supplémentaire d’un opéra lui-même déjà fragmenté donne à ce dernier un élan différent, d’autant que Lotte de Beer, dans son travail, fait tout sauf paraphraser le propos. Elle montre comment les idées d’Hoffmann s’irriguent de sa personnalité, voire de ses traumatismes tus. Sur une tournette à deux décors étroits presqu’identiques, elle entre dans le délire d’un auteur narcissique (jugé comme tel par sa Muse), qui se regarde, s’imagine et se projette, pour finalement se réconcilier avec lui-même. La riche direction d’acteurs fusionne très fluidement avec des jeux de distorsion d’échelles (acte d’Olympia), une démultiplication du regard (acte de Giulietta), ou un « vidage » visuel de l’espace (dans l’acte d’Antonia, avec des cadres noirs qui « mangent » des pans de plateau). La metteuse en scène relève avec simplexité le défi de la forme opéra-comique, car tout est plus complexe qu’il n’y paraît, dans une diégétique ultra-maîtrisée qui n’exclut jamais les visions poétiques. Elle reste cartésienne, mais n’omet nullement l’errance rêveuse des mystères de l’âme.
Les Contes d'Hoffmann - Opéra National du Rhin (2025) (c) Klara Beck
La tâche qui incombe au directeur musical Pierre Dumoussaud s’en trouve bien plus ardue encore. Il tient cependant à toujours garder des textures à taille humaine, sans gigantisme, y compris dans le lyrisme de l’acte d’Antonia. La constance et la continuité du trait l’intéressent davantage que les grandes montées en volume. Les tempos s’enchaînent donc naturellement en dépit du stop and go imposé par les dialogues. En revanche, l’effet général a tendance à rester dans la galanterie, et explore hélas moins les tourments de l’artiste. Les instrumentistes éteints de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg (et les bois mal accordés entre eux) ne facilitent pas les choses. Englués dans un jeu anesthésié, quelle que soit la dynamique de caractère de Pierre Dumoussaud – et c’est dire combien la gestique se pare de précision et d’énergie –, ils semblent s’interdire de remplir le son. Cela est manifeste aux I, II et IV, bien que l’accompagnement des « Oiseaux dans la charmille » s’emplisse d’un ressac bienvenu. Le III restera le moins « neutre » de la soirée, dans un bain de lumière où l’engagement musical rime avec le tourbillon infernal d’Antonia.
Parmi les prises de rôles à gogo, celle de Floriane Hasler (Muse / Nicklausse) impressionne particulièrement. Son flux est un carrousel voluptueux, saupoudré d’esprit et de spontanéité. De son gosier surgissent le texte comme une luciole, un souffle de tous les possibles (notamment dans « Vois, sous l’archet frémissant »). Elle incarne une tribune de chant, un espace de parole, transcendés par une beauté de timbre qui lui fait surmonter la moindre phrase avec une homogénéité déconcertante. Jean-Sébastien Bou croque les quatre diables aussi valeureusement que diversement, par une intensité venant de l’intérieur : Lindorf renfrogné et élancé, Coppélius en insistance bouffe, Miracle plus manipulateur que charlatan, au legato de fausse compassion, et Dapertutto lâchant les chiens.
Pour Lenneke Ruiten, les quatre femmes se positionnent avec subtilité, dans des nuances de l’infini, dans un fil rouge qui privilégie l’artisanat du tissage à la performance en tant que telle. Les vocalises tranquilles d’Olympia s’avèrent ainsi plus hypnotiques que mécaniques, Antonia prend sur elle sereinement un pudique affect en des bas-reliefs finement sculptés qui montent dans un vortex de couleurs, et Giulietta met les pieds dans le plat de la matière vocale après avoir paru insolitement distanciée. Les débuts d’Attilio Glaser en Hoffmann – on passera sur le jeu d’acteur vraiment perfectible – inspirent une sensation étrange, car c’est dans la voix même qu’il paraît à la fois prêt et déboussolé. Les notes y sont pour la plupart, dans un phrasé qui gâche un peu la fête. Non seulement les aigus lancés à la volée lui permettent rarement une justesse optimale, mais le grain et le vibrato trop large se font aussi suppliants, si bien que la fatigue arrive assez vite, jusqu’à un acte IV plutôt criard. Enfin, Raphaël Brémard livre des numéros bien croqués en valets, et le Chœur de l’Opéra national du Rhin agence des entrelacs bien présents et définis.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 23 janvier 2025)
Les Contes d’Hoffmann, de Jacques Offenbach :
- à l’Opéra national du Rhin (Strasbourg et Mulhouse) jusqu’au 9 février 2025
- à l’Opéra de Reims les 28 février et 2 mars 2025
24 janvier 2025 | Imprimer
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