On veut parfois à tout prix décortiquer les spectacles auxquels on trouve des défauts certains. Savoir ce qui cloche, et se souvenir des belles choses. Mais lorsqu’on réalise qu’on n’aura presque rien à redire d’une soirée presque parfaite, on met son cynisme au placard et on oublie tout. Les Hauts de Hurlevent, de Bernard Herrmann, en création scénique à l’Opéra national de Lorraine, sont de cet acabit. À voir et à entendre, cette production d’Orpha Phelan est un coup de cœur total, servi par une direction musicale ultra-incarnée, une distribution exemplaire, et une mise en scène qui sonne comme une évidence.
Si le génial compositeur est mondialement connu pour ses bandes originales de films, c’est loin de Hollywood qu’il va mettre au point son unique opéra. À la simple citation du titre du roman d’Emily Brontë, on ploie sous la violence des éléments déchaînés. Pourtant, l’écriture littéraire décrit une nature sauvage au fil des saisons, qui va déterminer la mécanique psychologique des personnages et dont Heathcliff va devenir la représentation humaine la plus extrême, en assouvissant sa vengeance. Du corpus adapté en portées par Bernard Herrmann, il ne subsiste que le prologue et la première partie dans le livret de son épouse Lucille Fletcher. La fabrique du mal s’y installe insidieusement, sous les humiliations, l’hypocrisie et la souffrance muette. L’orchestre joue le rôle du point de vue de cinéma, malléable à merci, interne ou extradiégétique, en relais de l’omniscience vers l’individu. Les accords suivent l’enchaînement des saisons et les sauts temporels du récit. La partition s’intègre dans l’héritage du poème symphonique, par ses percées circonstancielles, et possède également l’emballement d’un cours mahlérien, aux confins d’Anton Bruckner. Des leitmotive rappellent eux aussi que Bernard Herrmann reste ancré dans des traditions romantiques, du moins dans la forme.
Dans les textures de sons, impressionnisme et expressionnisme se battent en duel, alors que triomphe toujours l’horizon mélodique, en effectif chambriste de solistes (tous excellents, hormis le violon supersoliste, trop « crissant ») ou en denses soutiens orchestraux que le chef Jacques Lacombe manie avec hardiesse. Alors que le vent se lève, il faut tenter de vivre. La fosse laisse les particules sonores en suspension sous la direction du Québécois, qui les projette en éclairs et en griffures, en soleils et en déclarations d’amour. D’un geste il balaie le jour et la nuit pour apporter les douceurs de l’aurore.
Les Hauts de Hurlevent ; ©C2images pour l’Opéra national de Lorraine
Les Hauts de Hurlevent ; ©C2images pour l’Opéra national de Lorraine
La mise en scène d’Orpha Phelan est tout bonnement fantastique, car elle intègre l’essence du texte, l’angle cinématographique offert par cette musique de liberté climatique qui crache parfois au visage, l’authenticité du théâtre et la magnificence visuelle. L’impressionnante scénographie en parquet fou, suivant un relief montagneux et s’arrêtant parfois net dans des avancées incisives, est la parfaite illustration de ces collines où la destruction fait partie du paysage. Poétique aussi, cette lecture loue la richesse intérieure de ses personnages en la reliant à des lumières d’une beauté à couper le souffle, sur lesquelles repose la perspective moins noire des lendemains.
La flamboyante distribution continue le feu d’artifice. Layla Claire fait voyager dans les moindres phrases de son extraordinaire Cathy, qui conjugue extraversion et orgueil en étant victime de sa propre nature humaine. Registres infinis et renouvellement des attaques en fonction de la musique sont au rendez-vous de cette prestation démente. Bouleversant Heathcliff, John Chest privilégie la direction à la projection : ses forte retenus résonnent par leur éloquent contenu plutôt que par leur volume sonore. Il intériorise la rage du personnage en gentleman ou en homme rejeté, et déverse des nœuds dramatiques intenses dans des lignes de chant d’un attrait implacable et révélatrices de ses pensées profondes. La soprano et le baryton livrent d’ailleurs un duo d’amour tragique étourdissant, à la fin du quatrième acte, en inflexions de doute et de bonheur couplés. L’approche plus calme de Heathcliff et le caractère tempétueux de Cathy attestent magnifiquement d’un échange inconscient de personnalités, le paraître de chacun exprimant les aspirations de l’autre. Le Hindley de Thomas Lehman est un immense rouleau compresseur d’amertume, un fin stratège qui fait barrage à la félicité avec une violence habile dans une prosodie infiniment exacte. Rosie Aldridge (Nelly) est le visage du bien absolu et universel, et surtout une voix nourrie et un timbre tendre. Le désespoir amoureux d’Isabella (Kitty Whately), contrainte de supplier Heathcliff de tolérer sa passion, s’incurve de fascinantes mélodies à interlignes, comme dans un journal intime à cœur ouvert, saupoudré de pollen et de brise humaine.
Le courroux empreint de mélancolie de Joseph (Andrew McTaggart) et le chant paysager d’Edgar (Alexander Sprague) achèvent de ravir les spectateurs, conscients d’assister à un chef-d’œuvre restitué de la plus belle manière qui soit.
Thibault Vicq
(Nancy, le 5 mai 2019)
Les Hauts de Hurlevent, de Bernard Herrmann, jusqu’au 12 mai 2019 à l’Opéra national de Lorraine
Crédit photo : ©C2images pour l’Opéra national de Lorraine
08 mai 2019 | Imprimer
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