Les Noces de Figaro en audit au Palais Garnier

Xl_les-noces-de-figaro-21-22---vincent-pontet---onp--15--1600px © Vincent Pontet

Le Palais Garnier est à la fois un cadeau et un fardeau pour un directeur de l’Opéra national de Paris. Les productions peuvent avoir tendance à s’effacer des mémoires face à la souveraineté de l’institution et du lieu, ainsi que des rêves et fantasmes qui en découlent. L’Opéra national de Paris reste psychologiquement pour beaucoup de gens cantonné à ce bâtiment historique que les Parisiens les plus blasés ne regardent même plus en se dirigeant vers la bouche de métro. La tentation peut donc être assez grande pour un metteur en scène de vouloir raconter son « expérience ».


Les Noces de Figaro, Opéra de Paris (c) Vincent Pontet


Les Noces de Figaro, Opéra de Paris (c) Vincent Pontet

Netia Jones, pour ses débuts à Paris, procède de la sorte en ancrant toute sa production des Noces de Figaro au sein même du Palais Garnier, du point de vue du microcosme qui l’habite. Elle reconstitue – elle est en charge également des costumes, décors et vidéos – les loges (et leur vue sur la rue), un atelier de costumes, les réglages techniques de scène en projection, le croisement des artistes et des régisseurs en coulisses. Le Comte et la Comtesse sont deux acteurs en couple interprétant les rôles-titres du Mariage de Figaro de Beaumarchais, Suzanne est couturière, Figaro perruquier, Chérubin adolescent errant dans les couloirs, Don Basile pianiste répétiteur, Barberine étudiante à l’École de danse, Marceline à un poste administratif. Ce petit monde subit donc les frasques prédatrices du Comte, dans un univers où la hiérarchie n’est pas définie par la position sociale, mais par la place dans l’organigramme de l’Opéra. Dans ce contexte, il est ainsi difficile de saisir les enjeux de la pièce – en premier lieu le droit de cuissage du Comte sur Suzanne –, ou de trouver une signification aux vidéos qui habillent efficacement la hauteur de scène en jouant sur les dissection du mouvement ou sur la surpuissance du texte. On ne sait pas vraiment si le spectacle parle de #MeToo opéra, se place en satire de la fourmilière administrative de l’Opéra de Paris, règle ses comptes avec les artistes capricieux, ou explore la mise en abyme. Si le concept du docu-fiction « j’y étais » peut être perçu comme un coup marketing de la part de l’Opéra de Paris, avec l’objectif d’asseoir son soft power auprès des publics internationaux – après les documentaires L’Opéra et Indes galantes –, on a vraiment envie de défendre ce spectacle, qui fait finalement vivre sans temps mort les récitatifs et embarque dans une vraie aventure de théâtre. On pourra toujours dire que Mozart est le seul responsable de ce rythme échevelé, mais les portes n’ont pas ici besoin de claquer, les pitreries n’ont pas ici besoin de se démultiplier pour qu’on croie réellement à ces relations « interpersonnages ».

Fin 2021, Turandot, œuvre de densité instrumentale, était une porte d’entrée « facile » pour Gustavo Dudamel en qualité de nouveau directeur musical. Mozart est donc peut-être la première épreuve du feu du chef vénézuélien, qui approche Les Noces comme du répertoire symphonique, guidé par un instinct de musicien, une boussole harmonique et un chemin de fer structurel sans équivoque. La lisibilité est reine, les cadences rompues emplissent de stupeur et de tendresse, les cadences parfaites n’annoncent jamais une fin en soi. Le chef, littéral de la partition, n’a clairement pas encore conscience du plateau vocal – il le couvre très régulièrement – mais on sent l’Orchestre de l’Opéra national de Paris si réjoui de jouer, dans ce son si plein et soudé qui trahit leur bien-être, qu’on blottit l’oreille dans cette plénitude. Gustavo Dudamel ménage aussi ses effets, faisant retentir ex nihilo certains instruments, qui sertissent le collier compositionnel de pierres précieuses nobles par leur articulation modèle.


Les Noces de Figaro, Opéra de Paris (c) Vincent Pontet

Ceux qui jusque-là n’ont pas complètement trouvé leur compte se mettront d’accord sur la distribution, de très haut niveau. Anna El-Khashem (en remplacement de Ying Fang) a le pouvoir de suspendre le temps mélodique et de faire émerger le temps de l’émotion. Sa Suzanne rend éminemment heureux, dans une forme d’ASMR vocal, une texture de rêverie évéillée, qui n’omet aucun indication mozartienne. Luca Pisaroni est lui aussi un grand Figaro, posé et rentre-dedans, servi par un timbre bourgeonnant. Lea Desandre campe un Chérubin à l’esthétique vocale resplendissante, exprime superbement l’amour comme hypothèse dans une phrase qui se déroule peu à peu hors des carcans de la linéarité. Maria Bengtsson apporte à la Comtesse un précieux cocon de fragilité, une mise à nu émouvante, un tunnel de sens qui se révèle dans la fluidité et la finesse. Peter Mattei a le sang noble du Comte et porte une confiance de densité, qui cependant s’effiloche parfois dans les fins de notes. Dorothea Röschmann, Marceline affranchie et surplombante, convainc autant que Michael Colvin, James Creswell, Christophe Mortagne et Marc Labonnette. Enfin, la Barberine de Kseniia Proshina gagne le cœur du public avec son « L'ho perduta me meschina ».

On prendra donc cette production avec plaisir pour ce qu’elle éclaire sur le moment, à travers son regard extérieur et sa percée analytique de l’institution de l’Opéra, même si elle ne semble pas amenée à entrer dans l’histoire du Palais Garnier.

Thibault Vicq
(Paris, 21 janvier 2021)

Les Noces de Figaro, de W.A. Mozart, à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier) jusqu’au 18 février 2022
N.B. : la Comtesse est interprétée par Miah Persson du 12 au 18 février 2022

Crédit photo (c) Vincent Pontet

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