En 1840, les langues de vipère parisiennes se demandaient bien comment Donizetti l’Italien pouvait bien faire honneur au grand opéra à la française, même après s’être distingué dans l’opéra-comique avec La Fille du régiment. Les critiques ont finalement trouvé le style de La Favorite trop « voisin » de Meyerbeer et Halévy, c’est-à-dire la cour des grands… Et l’Opéra de Paris, fort de son succès à trente-deux représentations en première exploitation, l’a remis chaque saison à l’affiche pendant plus de cinquante ans. Si Léonor de Guzman est aimée de deux hommes – fait on ne peut plus banal dans les livrets ! –, la particularité vient du fait que le baryton Alphonse n’est tout autre que le roi, qui a choisi en cette maîtresse une raison de divorcer de son épouse la reine. Son rival Ferdinand dit quant à lui adieu à sa vie monacale pour la rencontrer. Dans les deux cas, l’ordre moral et religieux s’oppose à une union. Et ce n’est qu’après qu’Alphonse offre la main de Léonor à Ferdinand que ce dernier découvre le passé de cette « favorite » et, ébranlé de déshonneur, retourne au monastère. Léonor aura beau tenter de lui faire changer d’avis, elle mourra dans ses bras…
La Favorite n’a rien de monotone quand – à l’instar de La Traviata – on ne cantonne pas seulement l’action au drame de mœurs. La metteuse en scène Valentina Carrasco a trouvé son concept à partir du titre de l’œuvre : Léonor y est définie par son statut, qui régit le fonctionnement de toute la société, et se trouve symbolisé par une ingénieuse structure de lits à baldaquin superposés, modulable selon le décor. Le monastère, l’île, le palais et ses jardins consistent en autant de variations que le permettent les voiles et l’incarnation des lumières (Peter Van Praet). Comme toutes les autres qui l’ont précédée et qui suivront, Léonor fait et défait malgré elle, dans sa prison dorée, les intrigues politiques, les jeux de nominations militaires et les fondations sacrées. Car sans ces dévoyées, comment le pouvoir religieux pourrait-il continuer à asseoir son autorité auprès des souverains et des sujets ? Le ballet du deuxième acte peuple le plateau de vieilles dames, anciennes « favorites » : elles plient leurs draps, se peignent, s’entraident à rester désirables, malgré la maigre probabilité que le roi fasse à nouveau appel à elles. Elles sont restées isolées du monde, elles n’ont plus qu’elles-mêmes, ensemble, pour envisager leur présent et leur avenir. Le segment chorégraphique, magnifique, oriente véritablement cette lecture coproduite par le festival Donizetti Opera de Bergame. On déplore cependant qu’elle n’ait rien entrepris d’autre sur les quelques 2h40 restantes. En arrêtant son travail avant même d’entrer dans le fond du sujet, sur une musique qui a besoin de s’animer pour que les voix alignent leur affect à celui du public, l’échec n’en est que plus cuisant. Les duos banals s’accumulent privés de fil dramatique, dans un climat de mollesse générale et en un crescendo d’irrépressible ennui. L’opéra n’est pas qu’une fabrique d’images !
La Favorite - Opéra National de Bordeaux © Eric Bouloumié
C’est également l’encéphalogramme plat dans la fosse, moins en termes de décibels – les cuivres de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine couvrent absolument tous leurs camarades et empêchent de comprendre la verticalité de la partition – que de textures et de cheminement musical. La prestation du chef Paolo Olmi se résume à rendre les instrumentistes seulement « accompagnateurs » des chanteurs, sur des tapis insignifiants ou des excès de balourdise injustifiés. Les timbres ne trouvent pas leur assemblage optimal, les nuances ne sont nullement guidées, et les arpèges s’entendent comme des contraintes plutôt que comme des atouts. Une œuvre de cette envergure ne mérite pas une interprétation aussi lisse, dormante et peu ambitieuse. Malgré un honnête son d’ensemble et un souple maillage de cordes, on aurait espéré plus de justesse absolue aux violons, violoncelles et flûtes pour que la pâte collective se déploie plus efficacement. Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux féminin et masculin se distingue inégalement entre ses interventions : en retard au I, bien charpenté au III, en relâchement au IV, mais toujours avec le soin que l’individualité ne prenne pas le pas sur le rendu.
La Favorite - Opéra National de Bordeaux © Eric Bouloumié
Le trio vocal de tête mouille la chemise aussi bien sur le plan de la matière chantante que de l’expressivité, et ce, encore davantage au vu de l’atmosphère précitée. En Léonor, Annalisa Stroppa pense « phrase », panoramique de surcroît, dans ses longueurs comme dans ses ponctuations les plus aventureuses. Par l’intensité de sa projection et son implication physique, la moindre peur ou passion de Léonor a splendidement voix au chapitre. Elle embrasse chaque intention qui pourrait lever un peu plus le voile psychologique de son personnage. Le ténor Pene Pati rend à nouveau palpable à l’oreille l’ample palette de couleurs qu’il avait pu faire entendre à Bordeaux dans Anna Bolena en 2018. Il prend à cœur de ne jamais briser ce rayonnant légato qui dessine un Fernand vertueux et authentique. Les attaques sont des bases de lancement à des longueurs mélodiques frémissantes et intuitives, dans lesquelles la voix traduit toutes les phases des mécanismes mentaux, avec une articulation française idéale (comme la mezzo-soprano). Avec Florian Sempey, le salut vient de ce timbre d’argile taillé de la plus belle des façons, de sa gestion du temps et des silences, de sa conscience interprétative, humanisant les dilemmes rencontrés par Alphonse. La scène est pour lui le terrain d’une musicalité toujours ouverte, dont il régale les spectateurs. Vincent Le Texier livre une prestation bien soutenue dans l’ensemble, bien que le vibrato tende à lui faire perdre les notes initiales et que la ligne perde régulièrement en tempo. On a été séduit par la fluidité millimétrée de Sébastien Droy et par l’énergie nourrie de Marie Lombard, dans deux rôles qui complètent le tableau d’une soirée bien plus intéressante sur le plan des voix que sur le reste.
Thibault Vicq
(Bordeaux, 4 mars 2023)
Diffusion sur France Musique dans l’émission « Samedi à l’opéra », le 25 mars à 20h
06 mars 2023 | Imprimer
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