Au Verbier Festival, paysages alpins et stars de la musique s’alternent dans notre champ de vision et d’écoute. La grande structure de la Salle des Combins accueille une version de concert d’Un bal masqué de Verdi, avec ce qu’il faut de voix palpitantes et même, comme quelques jours plus tôt pour Don Giovanni, une mise en espace à partir d’écrans. Commençons par cet élément, qui constitue le point noir de la soirée : la mini-bande disponible pour les chanteurs, en avant-scène, se révèle assez mal usitée, réduisant le théâtre à de la marche à pied. Les vidéos, visuellement très pauvres, se résument à des fonds d’écran censés représenter les lieux de l’action, et dans lesquels s’incrustent des apparitions furtives d’humains sans rapport avec l’opéra. C’est à la fois laid et vain. Nous nous concentrons ainsi uniquement sur la musique, qui tient quant à elles toutes ses promesses.
Le chef Gianandrea Noseda a plus d’un tour sans son sac pour faire de cette pépite verdienne un melodramma intenso. Il conserve un axe robuste sur lequel il rassemble tous les contenus instrumentaux, à différents niveaux de coulissements et concentration. Ce sont l’efficacité et l’immédiateté de la partition qui l’importent au plus haut point, mais un fil rouge invisible nous guide et nous fait savourer chaque moment de manière organique. Le maestro ajoute systématiquement un contexte et une dramaturgie au son. Au repaire d’Ulrica, le directeur musical de l’Operhaus Zürich (où nous l’avions vu brillamment à l’œuvre dans Le Trouvère en début de saison), donne une réponse batifoleuse venant des abîmes humides. Il s’empare de l’écriture droite en un éparpillement de terre et de cailloux. Il gère les « masses » comme personne, et transcende l’accompagnement de couleurs se fondant dans le flux des voix. Il est à la fois protagoniste et second rôle, manie les codes et les rend désuets ; il a parfaitement conscience que la direction musicale est un art collectif. Le réactif Oberwalliser Vokalensemble et le Verbier Festival Orchestra lui en sont tout à fait reconnaissants. Les instrumentistes délivrent des articulations si précises et résonnantes qu’elles ne peuvent que griser, incluent des respirations si vitales dans la verticalité des lignes qu’elles ne peuvent que toucher.
Au menu du jour, une pharyngite pour Angela Meade… Mais elle tient à chanter Amelia coûte que coûte. L’entracte, plus long que prévu, fait surgir un hélicoptère dont les occupants débarqués s’enquièrent de l’état de santé de la soprano. Finalement, elle restera sur scène mais ne chantera pas ses airs des actes II et III. Malgré tout, elle sculpte un saphir de beauté phrasée grâce à une voix dont le legato est une arme d’émotion massive. Elle semble sans limites : cœur gigantesque à l’ouvrage, engrais merveilleux d’un timbre ambré et enveloppant, phrase évanescente jusqu’à des nuances de la psyché. Le ténor Freddie De Tommaso veut trop donner, si bien qu’il en oublie le fignolage des notes intermédiaires, celles qui font tout le sel de la ligne. Si, sans aucun doute, il possède la voix ample et héroïque de Riccardo, l’incarnation peine à se dessiner. Nous ne pouvons que saluer la recherche constante (quoique prolixe) dans l’émission, témoignant d’une prise de risque et de véritables intentions musicales, même si les automatismes rognent parfois le territoire. L’Ulrica de Daniela Barcellona porte les couleurs du maléfice ardent et des griffes boréales. Elle pétrit les notes en une matière des sortilèges et de la brume qui sied efficacement aux élans verdiens. La soprano Ying Fang, déjà à l’œuvre aux Combins dans le Requiem de Mozart la semaine dernière, campe noblement le page Oscar, tel un funambule minutieux et souple, rigolard et grimaçant, dans une profondeur de son toastée qui ouvre le personnage à une vraie complexité.
L’interprétation impériale de Ludovic Tézier mérite davantage que des qualificatifs, tant il cristallise la musicalité dans un écosystème à part, tant il façonne en ponctuations et en fondus. Chacune de ses scènes fait naître d’exquis frissons, des moments où la musique s’exprime dans une vérité sublimée. Il sait mieux que personne rassembler toutes les caractéristiques qui définissent l’évidence même d’un personnage. N’oublions pas les habiles conspirateurs de Daniel Barrett et Dennis Chmelensky, membres de l’Atelier Lyrique de la Verbier Festival Academy, qui fusionnent leurs lignes en une pâte de fruit riche en cohérence.
Soleil déclinant sur les montagnes et acteurs mémorables de la musique : le Verbier Festival est fidèle à sa tradition.
Thibault Vicq
(Verbier, 25 juillet 2022)
Le Verbier Festival (Suisse) se tient jusqu’au 31 juillet 2022
Crédit photo (c) Evgeny Evtyukhov
28 juillet 2022 | Imprimer
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