Fauteuils rouges, escalators, moquette… et pop-corn. Nous n’avons pas franchi les portes de l’opéra, mais du cinéma, et pourtant nous sommes à New York, au Met. Au Pathé La Villette (Paris 19e), ce samedi 14 avril, nous assistions en direct à la recréation de cette Luisa Miller de 2001, comme dans 159 autres salles obscures dans toute la France (et quelques-unes en Belgique et en Suisse). Nous ne nous étendrons pas sur la mise en scène muséale d’Elijah Moshinsky, à prendre comme un nuage de barbe à papa hors de toute méta-réflexion intellectuelle, se contentant d’offrir un espace de jeu et de chant à une distribution miraculeuse dans des décors et costumes léchés de Santo Loquasto. Le fourmillement de détails victoriens (des jeux d’écoliers au bois sculpté) rappelle toutefois continûment que nous sommes au théâtre, et que la représentation du réel qui s’y joue ne peut nous atteindre. Dommage, car les mariages forcés, les chantages aux unions et le poids de la rumeur, évoqués dans l’œuvre, continuent de sévir depuis la création de l’opéra en 1849 !
Dans ce contexte de direction artistique mineure, Sonya Yoncheva est la première à livrer un tour de passe-passe scénique, pour sa prise de rôle de Luisa, d’autant que les gros plans de la captation la mettent en ligne de mire. Comme nous le soulignions récemment, la soprano bulgare souhaite accentuer la résignation du personnage dans une douleur à demi-mot. Son chant semble parfois passer en pilote automatique, mais cette raideur passagère, peut-être due à la gestion du souffle dans l’endurance, laisse place à de magiques transports. Si le staccato convainc moins que le legato, son éclatant panel de nuances emporte l’adhésion, et c’est en allégeant sa prosodie et son vibrato qu’elle parvient à émouvoir le plus (en particulier dans le quatuor a cappella du deuxième acte, ainsi que dans l’ultime partie), faisant oublier quelques aigus peu assurés.
Showman invétéré, Plácido Domingo se donne tout entier dans sa cent quarante-neuvième prise de rôle (Miller). Il célèbre le drame avec une intensité inouïe, ne fait jamais faiblir son souffle, et occupe l’espace sonore comme au premier jour. À mise en espace à l’ancienne, posture vocale de récital : ses interventions seraient plus poignantes encore s’il interagissait davantage, ne serait-ce que par le regard, avec ses partenaires. Impossible également de rester insensible aux débuts fracassants du ténor Piotr Beczała au Metropolitan Opera : son Rodolfo rassemble un timbre sucre d’orge aux traits enfantins et une gravité musicale crevant l’abcès de ses failles d’homme meurtri. Son admirable interprétation (mêlée d’une incroyable diction) grandit la partition d’enchaînements insoutenables de beauté et de sentiments extravertis. De dix ans son cadet, la basse Alexander Vinogradov incarne son père (la magie de l’opéra…), le Comte Walter. Lui aussi remarquable de justesse psychologique et de musicalité, pareil à une voile voguant au vent, gonflée des tumultes atmosphériques, il fusionne les inflexions contraires dans un soin exigeant au souffle et à la portée des mots.
Olesya Petrova, sous les traits de Federica, timbre irrésistiblement la mondanité et cristallise ses peurs en un phrasé kaléidoscopique toujours adapté. Enfin, le Wurm de Dmitry Belosselskiy anime et met en relief sa méchanceté implacable par le biais d’un vibrato protéiforme et de grandes attaques inopinées qui font mieux intégrer ses motivations.
Dans la fosse, Bertrand de Billy déploie une énergie brute très réussie, avec des cordes sèches et nerveuses, en opposition à de bouleversants cris du cœur de clarinette. L’Orchestre et le Chœur du Met sont bien évidemment à la grande hauteur de ce défi romantique, à la période charnière entre les opera seria de Verdi et sa trilogie gagnante (Rigoletto-Traviata-Trouvère), pour une soirée de véritable opéra (du moins dans le chant) et de lyrisme à couper le souffle.
(Paris, le 14 avril 2018)
15 avril 2018 | Imprimer
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