Madame Butterfly est un opéra qui étoffe le temps, développe ses méandres par une esthétique musicale qui s’appuie à la fois sur les émotions et l’attente. Les phrases de ce chef-d’œuvre ne se répètent jamais dans leur écriture, car l’état de Cio-Cio San est une perpétuelle accumulation. Abuser de procédés itératifs ou de redites dans la mise en scène est donc un non-sens, puisque c’est exactement délaisser les personnages. La proposition de Fabio Ceresa à Angers Nantes Opéra (après que la Fondation du Maggio Musicale Fiorentino et le Teatro Petruzelli de Bari l’ont présentée), avec sa jetée fixe derrière des panneaux coulissants quelconques, et une direction d’acteurs indigente, fait partie du camp qui n’a pas grand-chose à dire sur l’œuvre. Quand le rythme d’une lecture scénique peu esthétique ne repose que sur le déplacement radoteur de parois, il y a matière à se questionner sur sa pertinence… L’indifférence domine face à cette inadéquation entre temps de théâtre et temps de musique, et c’est bien dommage, car les arguments solides ne manquent pas niveau voix et orchestre.
Anne-Sophie Duprels, dans le rôle-titre (en alternance avec Karah Son), rassemble miraculeusement les sons comme les souvenirs et envies d’États-Unis de Cio-Cio San. Elle restitue un déchirant journal intime chanté de ses pensées les plus immédiates, et se fait le relais de magnifiques nuances dans une complète aura. Tout se réfère à l’espace qui l’entoure, et c’est en jonchant une clairière d’humeurs qu’elle parvient à nous donner la pleine idée d’une jeune fille abandonnée, mais sûre de ses sentiments. La soprano n’en fait pas une rêveuse déconnectée, mais une reine de son propre univers. Marc Scoffoni incarne le consul Sharpless avec une immense et dense sincérité. Le timbre chaud, doublé d’une émission millimétrée, extériorise la moindre intrvention d’une indispensable force vive. Manuela Custer dépeint méthodiquement le sérieux et l’assistance pudique de Suzuki, et Gregory Bonfatti embaume son Goro de vivacité en fusion. Sébastien Guèze (Pinkerton, en alternance avec Angelo Villari) s’épuise en lourde projection, ce qui le désavantage dans la propreté du soutien (et parfois de la justesse dans les aigus), malgré une recherche enveloppée du son. Au-delà d’un Chœur d’Angers Nantes Opéra un peu visqueux, les courtes lignes de Jiwon Song et Ugo Rabec ne font quant à elles pas diminuer la qualité vocale du développement narratif.
Après son imposant Vaisseau fantôme de 2019 à Angers Nantes Opéra, Rudolf Piehlmayer tient avec brio le gouvernail des affects pucciniens, avec l’aide d’un Orchestre National des Pays de la Loire en pleine envie d’horizons lointains. Le Bavarois obtient une ahurissante transparence de la part des instrumentistes, rendant les transferts voix-orchestre confondants de naturel, parfois fantomatiques, dans toutes les nuances. Il détient la baguette magique du temps – le fameux temps de la musique – : il le fige et l’étend, fait entrer dans le tableau, jusque dans la matière des reliefs. Ogre de sensualité et d’intensité, il a trouvé la recette rêvée d’une Butterfly entre errance poétique et action, à la manière d’un pas de deux qui fusionne d’emblée le corps de ses danseurs, mais revendique leur individualité. Dans l’immersion et la submersion, nous n’y trouvons qu’un bonheur qui ne fait que souligner le manque à gagner de la lecture sporadique de Fabio Ceresa.
Thibault Vicq
(Angers, 28 avril 2022)
Madame Butterfly, de Giacomo Puccini :
- au Grand Théâtre d’Angers jusqu’au 30 avril 2022
- au Théâtre Graslin (Nantes) du 15 au 21 mai 2022
- à l’Opéra de Rennes du 8 au 16 juin 2022
- en direct sur écran dans plusieurs villes et communes des régions Pays de la Loire et Bretagne le 16 juin 2022 à 20h
- sur France Musique le 2 juillet 2022 à 20h
Crédit photo © Delphine Perrin pour Angers Nantes Opéra
30 avril 2022 | Imprimer
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