Favart, c’est une rue, une salle, une pâtisserie, un librettiste devenu directeur de l’Opéra Comique, mais c’est aussi Madame (Justine Duronceray, de son nom de jeune fille) ! Cette comédienne, danseuse et cantatrice a chahuté les codes de la représentation théâtrale au XVIIIe siècle, en faisant surgir une vérité physique dans les personnages qu’elle incarnait. Le costume et la posture s’imbriquaient en une étude de caractère ciselée. Il semble aujourd’hui couler de source de ne pas donner vie à une paysanne couverte de diamants, à une figure orientale en habits occidentaux, ou à une héroïne alsacienne avec l’accent parisien… alors qu’avant Justine, le souci de vraisemblance n’était pas une préoccupation majeure. Même certains versants actuels de mise en scène d’opéra, parfois décriés pour leur distance avec les livrets, gardent en ligne de mire la passion du contre-courant, et donc une conscience des codes de fidélité à l’univers des protagonistes. Autant dire que l’apport de Madame Favart a été fondamental dans la construction du théâtre moderne et contemporain !
Madame Favart, Opéra Comique ; © DR S. Brion
Madame Favart d’Offenbach – un retour en force après l’échec de Fantasio et le paiement de ses dettes – fait office de docu-fiction pour relater la folle vie de Justine et de son époux Charles-Simon, obligés de vivre leur amour à distance à cause du maréchal de Saxe, qui convoite Justine et empêche le couple de s’épanouir. Le chassé-croisé des cœurs se résout grâce aux talents d’actrice de Justine, et au soutien d’un de ses amis d’enfance, Hector de Boispréau, uni à Suzanne par le biais d’un subterfuge qui l’a vu nommé lieutenant de police. Il y a l’aubergiste Biscotin, cachant d’abord Charles-Simon sous une trappe, ainsi que le marquis de Pontsablé, « dindonné » par sa vanité. L’intrigue enchaîne de savoureux numéros, où l’écriture musicale agrippe tour à tour le tempérament des rôles effectifs ou feints par Justine et les autres. Domestiques, fausse épouse, vendeurs ambulants tyroliens et tante âgée passent ainsi au tamis avec brio dans un catalogue d’airs « à partir de ». Tout cela est palpitant, surtout avec les doigts et les lèvres de l’Orchestre de chambre de Paris, sous la direction de Laurent Campellone. Comme dans sa Belle Hélène nancéienne pendant les Fêtes, il constelle la partition de proportions complexes, grâce à une rythmie papillonnante, à des textures cavalières et à des nuances épaisses en rendu. Grave sonne l’heure dans de luxueux relais bois-cordes, cuirés se façonnent les motifs instrumentaux. Des percussions partiellement couvrantes seront le seul mini-hic musical de la soirée.
Madame Favart, Opéra Comique ; © DR S. Brion
Anne Kessler – sociétaire de la Comédie-Française – illustre ce panier de crabes dans un décor unique : l’atelier de couture de l’Opéra Comique, pour rendre hommage à la pionnière du déguisement qu’était Madame Favart. Mais on peine à comprendre le récit dans cette quasi-unité de lieu (une réplique des murs du Foyer du bâtiment descendra aussi des cintres au III), qui se heurte sans cesse à l’action concrète du livret (auberge, salon, champ de bataille). La scénographie en galeries a le bénéfice de l’esthétique, à défaut de son utilité dans la hauteur. On peut songer à la disposition à l’italienne, comparable à celle d’une salle de spectacle (Justine jouait justement à la Comédie Italienne, à Paris). Et on peut aussi imaginer que toute l’histoire est jouée comme une répétition avec des tissus à portée de main, venant d’être assemblés, avant le passage sur scène. Peut-être faut-il parfois cesser de se poser des questions existentielles sur l’art dramatique et passer à l’action. Bien qu’on tente de s’extraire par l’esprit de ces postes de travail, de ces machines à coudre, on a du mal à se concentrer sur le fil événementiel. Un paradoxe rallie toutefois les sceptiques à la cause : l’opulente direction d’acteurs donne un aperçu interpersonnel de l’œuvre, en l’absence de macro-environnement. C’est ce qui fait ne pas regretter cette version scénique.
Madame Favart, Opéra Comique ; © DR S. Brion
La Nouvelle Troupe Favart fait honneur à sa « Dame ». Marion Lebègue, pourtant « souffrante », a mangé du lion pour le rôle-titre. Femme du monde et femme de cœur, elle emporte tout sur son passage par son entrain. La Suzanne d’Anne-Catherine Gillet revigore par ses vocalises rieuses et son nuancier d’argent. Charles-Simon Favart permet à Christian Helmer de montrer l’étendue stylistique et résonante de son timbre tendre et plein. François Rougier (Hector de Boispréau) émet un légato de compétition, des vocalises tyroliennes aériennes et un climat de complétude musicale. Franck Leguérinel et Lionel Peintre complètent cette distribution avec malice et rigueur d’articulation. L’inénarrable Éric Huchet campe pour sa part un marquis de Pontsablé aussi idéal que son Maître Péronilla de début de mois. Le Chœur de l’Opéra de Limoges, préparé par Edward Ananian-Cooper, ne s’encombre pas de raccourcis : il s’affirme moteur et entier, en dépit de plusieurs retards.
Madame Favart, c’est la femme, la muse et la dédicataire de son mari. « Madame Favart, c’est moi », aurait dit Offenbach. Madame Favart, c’est un tout, une connaissance dont on a désormais les coordonnées depuis ce rendez-vous donné par l'Opéra Comique et le Festival Palazzetto Bru Zane, en coproduction avec le Théâtre de Caen et l'Opéra de Limoges.
Thibault Vicq
(Paris, le 22 juin 2019)
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