Il est certain que la COVID nous a tous un peu changés. Nous ne saurions dire si nous sommes devenus plus exigeants depuis le second déconfinement, mais autant le dire d’emblée, nos impatientes retrouvailles avec l’Opéra Comique ce vendredi – pour L’Orfeo de Monteverdi, en coproduction avec l’Opéra Royal - Château de Versailles Spectacles et l’Opéra Grand Avignon – nous ont fait pas mal piquer du nez.
Le premier échec de la soirée revient à la mise en scène discount de Pauline Bayle, dont nous étions pourtant curieux de voir les premières idées à l’opéra. Dans le programme de salle, elle rappelle que l’œuvre avait été créée sans machineries, dans l’intimité d’un salon. Elle opte donc pour une représentation du mythe antique où les interactions entre personnages ne passent que par le sol et la terre. Les bergers et nymphes du premier acte forment une sorte de communauté hippie – n’oserions-nous pas dire « secte » ? – autour de son gourou Orfeo. On est pieds nus, on se fait des embrassades, on se tient par la main : est-ce donc cela que le bonheur ? Nous avons ressenti cette dictature du sourire et des joies momifiées – un peu comme dans des banques d’images où nous aurions recherché « management bienveillant » – comme un repoussoir. Si on pose des pivoines au sol pour délimiter les lieux de danse et surtout pour faire joli – et ça l’est indubitablement –, la science des espaces demeure d’une pauvreté consternante. En enfer, ici royaume des chauves grâce au travail méticuleux des perruquiers de la maison, Pauline Bayle ne propose pas grand-chose au-delà des yeux bandés d’Orfeo, qui plus est avec une lumière sous-investie. Le théâtre antique n'est qu'un alibi pour livrer un minimalisme dénué d'idées ; or ce qui peut fonctionner au théâtre s'anime différemment dans les formes lyriques. Les hideux costumes achèvent de nous ennuyer, en particulier le pyjama noir informe des trois danseurs interprétant le chien tricéphale Cerbère, qui en constitue le représentant le plus cheap.
Nous n’aurons pas envie de nous retourner non plus sur Le Concert des Nations, qui par souci d’homogénéité ne livre aucun relief. Les instrumentistes utilisent des automatismes qui ont fait leurs preuves : ils font le boulot, sans supplément. L’Orfeo, qui signe le retour de Jordi Savall après Alcione de Marin Marais en 2017, n’inspire ce soir au chef que mollesse et platitude. À certains moments, les matières édulcorées de l’orchestre nous rappellent même le son d’un streaming, où les parties instrumentales seraient passées sous le rouleau compresseur du débit Internet. La fosse peine à se faire entendre, la musicalité devient illusion. Nous reconnaissons à La Capella Reial de Catalunya – elle aussi cocréée par Jordi Savall – une complétude à l’orchestre, mais manquant parfois de corps et d’âme.
Les chanteurs, privés de direction théâtrale, n’ont plus que leur voix pour chanter. Et c’est un vrai souci quand la distribution est plutôt moyenne. Luciana Mancini tire sur sa voix et fait une Euridice blafarde et une fébrile Musica. Trop souvent haute, elle défend tant bien que mal ses personnages, de très loin. La Messaggiera de Sara Mingardo est beaucoup plus problématique quant à la justesse. Malgré un effort de nuances, elle ne réussit ni à remplir ses tenues ni à reconsolider ses notes brisées. En Speranza et Proserpina, Marianne Beate Kielland suit le discours musical sans véritablement lui donner une couleur de lecture, Furio Zanasi campe un Apollo un peu chevrotant, et Lise Viricel s’avère un peu contrainte. Salvo Vitale est en revanche plus investi en un Caronte et un Plutone bien projetés, au même titre que l’Esprit et le Berger enjoués de Victor Sordo Vicente. Marc Mauillon joue dans une autre cour, avec son Orfeo en formidable recitar cantando, dans les confins du visible et de l’invisible. La « monodie » n’est pas dans la représentation, elle s’agrippe de suite à l’intimité du personnage, à ce qu’il vit de l’intérieur. L’appétit de bonheur déborde, et même les passages les plus dramatiques laissent transparaître un optimisme salvateur. Il ne cherche ni l’unicité de la ligne ni le lyrisme de l’émission, il s’adapte lui-même à son propre discours. Il dispose de tous les costumes pour sa voix, et s’en fait le régisseur privilégié, du murmure limpide au cri perçant. Il détexture, déconstruit, décortique, mais rien ne se perd, tout se transforme ! Il trouve un magnifique usage à ses failles, et subjugue ses talents. L’Opéra Comique, c’est aussi sa Nouvelle Troupe Favart, dont Marc Mauillon est l’unique ambassadeur ce soir. Au moins une excellente raison de retourner Place Boieldieu pour ce spectacle !
Thibault Vicq
(Paris, 4 juin 2021)
L’Orfeo, de Claudio Monteverdi, à l’Opéra Comique (Paris 2e) jusqu’au 10 juin 2021
Crédit photo (c) Stefan Brion
06 juin 2021 | Imprimer
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