Marie-Nicole Lemieux transporte dans les Sea Pictures à Bordeaux

Xl_dscf9741 © Thibault Vicq

Hasard du calendrier et de la programmation, l'Orchestre National de Bordeaux Aquitaine ouvre sa nouvelle saison de concerts autour du neuf, chiffre ou épithète. Son directeur musical Paul Daniel réunit trois œuvres créées en 1889, 1899 et 1919. La deuxième date correspond à la première exécution de Sea Pictures, d'Edward Elgar. Marie-Nicole Lemieux est la guest star de la soirée pour interpréter ces cinq « images de la mer », sur des textes de poètes victoriens. L’équipe est au complet, fin prête, à quelques jours d’enregistrer en studio les mêmes pages du compositeur anglais.

L’attrait de la fraîcheur teinte les couleurs orchestrales de bleu et de blanc (le jour), de jaune et de rouge (le coucher de soleil), comme si le chef faisait naître par ses mouvements les conditions climatiques sur l’étendue d’eau. L’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine gronde et apaise (magnifique gestion des groupes de timbres), plonge et émerge (relais de pizzicati entre les cordes, filage de liaisons entre flûtes, violons et bassons) sous la baguette de Paul Daniel, qui n’hésite pas à faire monter l’ensemble en puissance si nécessaire. Mention spéciale aux cors et aux violoncelles, dont le remarquable matériau sonore goûtu et aqueux joue à la fois le rôle du liant et du protagoniste. Le directeur musical ne commence pourtant pas à son meilleur : le souffle est trop cartésien, trop mécanique dans « Sea Slumber Song », et phagocyte trop la voix. La chanteuse tente de s’adapter, passe du froid au chaud dans des courants contraires, mais paraît cadenassée. Les crescendo-decrescendo sont d’un goût douteux ; disons qu’il s’agit là d’une préchauffe. La suite enchante : la contralto s’amuse et nous embarque au gré du vent. Les dimensions de la ligne de chant ne baignent jamais dans l’excès : pas de surprojection, pas de surperformance. Elle incarne en quelque sorte les matelots en contact avec les flots (humbles, généreux, téméraires, inquiets) et celui, en superposition, d’une divinité marine (telle qu’imaginée par des mortels : colérique, émoustillée, majestueuse et instable) qui a la mainmise macrofluidique. « The Swimmer » rapporte sa scotchante virtuosité : le souffle vertigineux est mené jusqu’à la sécheresse de son terme pour reprendre de plus belle. Dans « Where Corals Lie », elle convie à une promenade sur un chemin généreux. En guise de bis, aperçu du Poème de l’amour et de la mer d’Ernest Chausson, qui sera lui aussi sur l’album : Marie-Nicole Lemieux déstructure le poème symphonique en mélodie, par l’acuité des mots et le tour de force vocal tout en nuances.

À la création de Sea Pictures, Lili Boulanger avait six (neuf à l'envers !) ans. Elle s'attèle à la fin de sa vie à D'un matin de printemps, pièce qui contient des pages d'espoir enveloppées dans la rosée perlée. Ne nous méprenons pas, la première femme ayant remporté le Prix de Rome garde les idées noires. C'est d'ailleurs sur ce terrain que Paul Daniel dirige l'orchestre, avec beaucoup de coffre, usant largement des basses (chaque pupitre correspondant fournissant un son remarquable et mûri), mais obscurcissant le propos musical. C'est d'autant plus dommageable que les superbes solos ne ressortent presque pas, restant terrés sans la lumière du jour. De la musique française sans flottements texturels et éthérés, c'est un peu comme un canelé sans vanille.

De la vanille (et pas mal de rhum), il y en a toutefois dans la Symphonie « Titan » de Gustav Mahler, étrennée à Budapest en 1899, et première d'une série de neuf (sans compter la dixième, inachevée). L'interprétation du chef est plutôt satisfaisante dans l'ensemble, l'écriture du maître autrichien étant relativement reconnaissable. Dans le premier mouvement, le « Langsam » intrigue comme il faut malgré les déséquilibres intermittents et des attaques peu précises des bois, et le gâteau surprise prend forme quand la machine s’emballe (« Schleppend »). Le II constitue le mouvement le plus abouti : nous sentons la boue collée aux chaussures dans le scherzo rustique, et l’ironie dans le trio roublard. Le canon « solennel et mesuré, sans traîner », au même titre que les géniales digressions musicales qui s’ensuivent, confirme l’excellence des instrumentistes. Cependant, la propreté cadrée nuit à cette partition de sale gosse, qui devrait s’animer moins raisonnablement. Le « Stürmisch » convoque John Williams avec ses trombones, tubas, trompettes et percussions assourdissants. Même dans l’espace ou aux côtés des dinosaures, il nous a été permis d’entendre les cordes et les bois, ce qui est difficile ici. Bien que les textures ne soient pas en haute définition, l’orchestre accomplit avec brio le travail qui lui est demandé. La saison ne fait que commencer, il reste de nombreuses cartes à jouer !

Thibault Vicq

(Bordeaux, le 4 octobre 2018)

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