Nous avions pleine conscience des talents de Michael Spyres dans le répertoire en français (en attestent ses triomphes à l’Opéra Comique ces dernières années et au Theater an der Wien il y a peu dans La Vestale de Spontini). Niché bien au chaud entre deux représentations de l’émouvant musical Un violon sur le toit (lire notre compte-rendu) à l’Opéra national du Rhin, son récital avec le pianiste Roger Vignoles – qu'il redonnera fin avril à la Monnaie de Bruxelles – cultive un jardin luxuriant d’inspirations musicales, en se délectant de ce qu’il sait faire de mieux (la mélodie française, le bel canto) et en épiçant sa prestation de pistes moins évidentes dans lesquelles il se fait plus rare (le lied), sur un plateau de jeu de dix compositeurs.
Un des signes distinctifs du ténor, au-delà de la priorité scrupuleuse au texte, c'est le raffinement de l'appoggiature. Ni assenée, ni minimisée, elle s'intègre en cerise sur le gâteau d'une ligne de chant amortie et douillette. Il ne nous met pas sur le fait accompli d'un ornement soudain, mais opère un pas de côté d'homme galant pour laisser passer la suspension d'un instant. Schubert en recevra les bienfaits, en dépit d'une fluidité non-encore acquise sur le lien de l'allemand avec la musique. Chez le Schönberg de 1901, Michael Spyres soutient une ironie qui montre ses possibilités de détachement au premier degré romantique. Les graves plantureux et les grands écart seront à son grand avantage. Quelque attaques fragiles, en particulier sur les aigus, viennent désamorcer des phrases pourtant bien lancées. Wolf en fera les frais, dans Ganymed : le chanteur ne semble pas fort aise dans cet opus, ni dans ses couleurs, ni dans ses intentions d'interprétation. Strauss manifeste un flottement similaire, un rideau de fer entre l'oral et l'écrit. Le dernier lied du concert, Cäcilie, trouve malgré tout son rythme de croisière dans la projection et le mélange des sons avec le pianiste.
Ce dernier reste souvent détaché, dans un toucher dont le poids sonne sec car trop vernis, pas assez brut ou délicat. Le magnifique legato plein archet du ténor dans un des Péchés de vieillesse de Rossini n'est pas assez mis en valeur par le clavier, sans prise de risque. Idem chez Bellini, où Roger Vignoles, très articulé, ne suit pas exactement la percée du passe-murailles vocal, qui gagne d'une couche à l'autre un cœur sophistiqué. Le balancement du piano est plus joueur et réussi dans Paysage sentimental de Debussy, espiègle dans les Strauss légers, et surtout délicieusement carillonnant chez Reynaldo Hahn. Ces deux mélodies sont la plus grande satisfaction de la soirée, due à un tissage synergique entre les deux interprètes, voyageant ensemble vers l'horizon sur une drôle de route cabossée dont on ressent toutes les secousses de cassis et dos d'âne. Dans Galathea de Schönberg, Michael Spyres tournoie tandis que Roger Vignoles monte en paliers successifs, et les deux forces motrices se retrouvent en tous points. Enfin, le pianiste trouve un écoulement de fraîcheur chez Saint-Saëns pour accompagner la sensualité du ténor, qui transporte dans un nouvel univers à chaque couplet.
Cette adaptabilité interne à une mélodie est celle qui meut tout ce récital risqué, dont les hauts et quelques bas soulignent une générosité sans faille, peut-être à canaliser pour en extraire le meilleur.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 7 décembre 2019)
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