Les choix d’Aviel Cahn n’ont pas fini de faire grincer des dents chez les conservateurs de l’opéra – on se souvient d’un Enlèvement au sérail très contesté par le public l’année dernière –, car sa force de persuasion en allant frapper aux bonnes portes, pour fusionner les arts, est férocement explosive. La preuve en est avec cette nouvelle Clémence de Titus, créée en livestream vendredi dernier, et mise en scène par Milo Rau, dramaturge et cinéaste suisse bien connu des spectateurs du festival d’Avignon in, du Festival d’Automne à Paris, du Théâtre Vidy-Lausanne, ou du NTGent, dont il est le directeur, mais beaucoup moins du monde lyrique. La propension au théâtre documentaire de Milo Rau l’a mené à reconstituer le procès de Ceaușescu, à retracer l’affaire Dutroux avec des enfants, à parler du génocide rwandais avec de vrais-faux rescapés, ou à s’immiscer dans le quotidien d’une famille normale avant que ses membres ne se pendent. Il donne à voir ce qui précède les actes, ce que cachent les faits divers imprimés dans les journaux en noir et blanc en deux dimensions. Si ce qu’on observe et écoute n’est pas nécessairement vrai ou ne procure pas une lisibilité de ces actes en soi, l’instant possède une teneur et un contexte. Quel rapport avec l’opéra de Mozart de 1791 ? Là est la pirouette : le concept – la clémence de Titus n’est qu’une façade pour perpétuer l’empire et la monarchie, mis à mal par la Révolution française – est moins important que son intégration plus générale dans la réalité du monde (ou du moins celle énoncée).
Le pouvoir de Titus est celui d’un despotisme artistique, en atteste l’étendard « Kunst ist Macht » (« l’art est puissance ») : sa cour commet des actes de violence qui serviront à alimenter une production artistique complaisante (peinture de pendaison, vidéo de la misère ordinaire) et à justifier une action culturelle hypocrite auprès des plus défavorisés. Milo Rau, qui débute dans le monde de l’opéra, révèle son regard désabusé sur cet univers lyrique supposé bourgeois, tout en fournissant des données claires de mise en condition de l’œuvre. Il découvre un langage musical en même temps que le nouveau public qu’il y convie, et utilise les procédés de médiation de l’univers théâtral dont il est issu. La critique qu’il émet le vise aussi lui-même, et on apprécie cette conscience assez osée (même s’il reste évidemment plus aisé de contester un système lorsqu’on y a trouvé déjà bonne place !).
Le plateau tournant alterne un lieu d’art pour les élites – le capitole de Titus – et un bidonville peuplé de figurants genevois d’adoption, ayant fui leur pays d’origines. Ces parcours de vie seront décrits en quelques lignes sur un écran au lieu d’avoir les surtitres de certains airs – peut-être l’unique véritable provocation du spectacle, mais en complète adéquation avec la lecture du narcissisme des classes dominantes, sourdes aux doléances du peuple – ou dans des dialogues ajoutés, à l’instar de la Flûte enchantée polémique de Romeo Castellucci à la Monnaie. Milo Rau joint tous les bouts de l’opéra, qu’il qualifie de « post-politique » et divise en sept parties, pour qu’il ne laisse paraître aucune fuite, pour qu’il s’humanise au-delà de ses numéros. C’est une enquête de l’instantané en vidéo qui dépasse largement le simple calque sur une scène d’opéra du metteur en scène en vogue dans le petit monde du théâtre subventionné.
La sublime distribution féminine est complètement à la hauteur du défi, du poison séducteur de Serena Farnocchia aux bouffées d’air frais de Marie Lys, en passant par la rébellion grisante et délicate d’Anna Goryachova (la vérité du théâtre documentaire par le chant, c’est bien elle qui en porte les couleurs !) ou par les finitions de soie englobante de Cecilia Molinari. Bernard Richter transpose sans difficulté en Titus la dictature du cool qu’il incarne, celle d’un homme dénué de fioritures et se donnant une réputation de proximité, même s’il est un peu fâché avec les notes qu’il essaie d’émettre au-dessus du sol. Justin Hopkins incarne avec goût un Publio insensible, concentré sur son devoir, qui pèche parfois par des orientations de phrases un peu hasardeuses. Entre des récitatifs qui remettent agréablement les pendules à l’heure de la performance dramatique, le Chœur du Grand Théâtre de Genève constitue un inframonde percutant de groupies agrippés à leur smartphone. On attendait aussi le chef russe Maxim Emelyanychev au tournant : il lui arrive de diriger l’Orchestre de la Suisse Romande dans la précipitation, engendrant des décalages assez flagrants, mais il permet à la musique de ne pas être absorbée dans cet environnement théâtral tiré au cordeau. La richesse des tempi et l’élégance du style permettent aux instrumentistes, solennels quoique sages, de s’attribuer quelques passages dansants et rebondis.
On serait étonné de savoir comment une salle pleine aurait réagi face à ce spectacle. On se console en se disant qu’Aviel Cahn a encore plus d’un tour dans son sac pour les prochaines années de son mandat.
Thibault Vicq
(gtg.ch, février 2021)
La Clémence de Titus, de Wolfgang Amadeus Mozart :
- en streaming sur le site du Grand Théâtre de Genève jusqu’au 28 février 2021
- sur Mezzo Live HD les 13, 14, 19, 24 et 26 mars
- sur Espace 2 (dans l'émission « À l'opéra ») le 27 mars à 20h
- sur RTS TV (RTS Un) le 22 avril à 22h45
Crédit photo © Carole Parodi
23 février 2021 | Imprimer
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