Callas, encore Callas, toujours Callas ! À croire que depuis la disparition de la cantatrice en 1977, le monde lyrique est un disque rayé incapable de se renouveler sans l’évoquer. Alors oui, le grand public connaît irrémédiablement sa « Casta diva », mais était-ce nécessaire pour Marie-Ève Signeyrole de placer la focale sur la chanteuse dans sa production de Norma à l’Opéra national du Rhin ? Que l’indigent livret de Felice Romani oblige à changer de point de vue, certes ; que la metteuse en scène, pourtant habituellement si fine dans sa peinture des rapports sociaux et des insurrections, inscrive la confrontation Gaulois / Romains dans un théâtre qui s’apprête à organiser un concert de paix, sur fond de fétichisme Callas, est plus problématique, surtout dans l’exécution proposée.
Il y a donc l’histoire dans l’histoire : la prêtresse gauloise est une cantatrice accomplie, qui vit d’art, dans une religion (non-littérale) de la musique… « comme » Callas. Adalgisa est une étoile lyrique montante, tandis qu’Oroveso dirige l’opéra où aura lieu le gala avec sa fille Norma – bonjour les conflits d’intérêt ! Marie-Ève Signeyrole tente vainement d’instaurer un parallèle entre la vie de Norma et celle de Callas – Pollione est assimilé à Aristote Onassis (le mari de Callas) et fricote avec une Adalgisa-Jackie Kennedy. Elle mélange les choux et les carottes, les fraises et la sauce cocktail, malgré une maîtrise formelle toujours aussi impressionnante – les ingénieux décors tournants de Fabien Teigné révèlent des lieux émotionnels variés –, qui ne trouve jamais son épanouissement. Beaucoup d’informations à ingérer au départ, des pistes qui s’étiolent rapidement, une dramaturgie vraiment inexistante hors des pages avec chœur, conduisent à un désintérêt rapide, d’autant que les citations et visions de Maria Callas – placée en victime – entrent en totale contradiction avec le pouvoir fédérateur de Norma.
Ces échos poussifs aux difficultés de la diva américano-grecque sont-ils censés susciter la compassion envers l’incommodant trio vocal de tête ? Erreur manifeste de casting, le ténor Norman Reinhardt ne jure que par l’intensité, et abuse de simagrées crispantes qui ne l’aident à ajuster ni son expressivité déjà nauséeuse ni sa justesse particulièrement préoccupante. Autant dire que le spectateur est mis à rude épreuve auditive ! Moindre mal, la soprano Benedetta Torre campe une Adalgisa pleureuse, souvent trop haute, peu partisane d’émotion, dans un plat magma orphelin de nuances. Les débuts scéniques de Karine Deshayes en Norma, après sa prise de rôle en concert au Festival d’Aix-en-Provence (2022), se font sans ferveur, et souffrent de nombreuses limites. Dans un son souvent étranglé, elle cherche à rompre son légato avec des attaques soudaines et de curieuses respirations, lance des aigus tonnants – on ne peut d’ailleurs pas dire qu’elle ne les ait pas –, pour une ligne sans queue ni tête, qui tient à innover (sans résultat) sur chaque note. La solidité historique de ses différents registres est utilisée par automatisme, nullement au service de la phrase. Les personnages chantent sans dialoguer musicalement ; les tierces et sixtes n’en sont que plus néfastes pour l’oreille. Heureusement que l’Oroveso modèle d’Önay Köse, gargantuesque et impérial, vient affirmer son insubmersibilité, aux côtés des artistes prometteurs de l’Opéra Studio (Camille Bauer et Jean Miannay). Plutôt de bonne facture jusqu’au mezzo-piano, le Chœur de l’Opéra national du Rhin sombre dans le criard et perd sa cohésion à partir du mezzo-forte.
Bien qu’on ne retienne pas la prestation maladroite de l’Orchestre symphonique de Mulhouse, due notamment aux attaques hasardeuses des vents (à l’exception d’une clarinette solo de toute beauté), c’est le chef Andrea Sanguineti qui solidifie la production. Dès les projectiles de l’ouverture, il alterne l’empreinte du géant et les petits pas, accompagne les récitatifs en un duvet instrumental. Il marque de sa signalisation précise des arpèges croisés de cordes d’une douceur inouïe, engagés dans un joli cheminement psychologique de doute et de frémissement. S’il n’éclaire peut-être pas toujours autant qu’il le faudrait les changements d’harmonie et s’il se montre parfois trop discret par rapport à la scène, on ne pourra pas se plaindre d’avoir un élément qui donne satisfaction dans le salmigondis incompréhensible auquel on a assisté.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 11 juin 2024)
Norma, de Vincenzo Bellini, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg jusqu’au 20 juin 2024
- à La Filature (Mulhouse) les 28 et 30 juin 2024
12 juin 2024 | Imprimer
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