La quête de réalisme de la metteuse en scène Katie Mitchell ne pouvait que croiser la route de La Voix humaine, une des rares œuvres opératiques où le temps du chant correspond au temps du texte. C’est sans compter son regard affûté sur les représentations féminines, qui interpelle d’autant plus les spectateurs sur leur propre existence. Pour cette nouvelle production de l’Opéra national du Rhin, elle garde la justesse de son ambitieuse Jenůfa à la Ken Loach et corrige les lourdeurs de son pénible Zauberland, Le Pays enchanté – son précédent « chanté seule en scène ». Cette Voix humaine se déroule dans un appartement un peu en bataille. La conversation téléphonique sert de prétexte à montrer une « vie d’intérieur » : finir la bouteille de vin, rassembler le linge, remplir la gamelle du chien… C’est par la normalité (voire la banalité) des actions que Katie Mitchell touche brillamment à la quintessence de cet opéra, à savoir la discussion de la dernière chance. En superposant la prosodie et l’ « action du mouvement », deux réalités parallèles, elle accélère le temps qui reste au personnage avant la fin de la conversation. La simplicité sophistiquée et l’obsession du détail rendent ce cadre de plateau extrêmement cinématographique, tel un écran qui balayerait toute autre attention, aussi bien pour sa plastique que pour son statut de miroir avec le public.
La pièce instrumentale Aeriality, de la compositrice islandaise Anna Thorvaldsdottir fait suite au quatre-mains de Poulenc et de Cocteau. L’apesanteur orchestrale et le retournement des appuis sont illustrés sur un écran par une nocturne déambulation strasbourgeoise d’Elle et de son chien, dans un film halluciné de Grant Gee. Les images proposent une lecture du corps-à-corps des éléments au sein de la partition, jusqu’à une prise de conscience d’Elle et le retour à son chez-elle, laissé tel quel après qu’elle l’a quitté. C’est désormais à elle de se voir à travers son intérieur et de comprendre qu’elle a droit à un nouveau départ sans son amant toxique, que le téléphone se remette ou non à sonner.
La Voix humaine - Opéra national du Rhin (2023) (c) Klara Beck
La cheffe Ariane Matiakh dirige les onomatopées de Poulenc comme une longue phrase entrecoupées de silences. Elle donne toujours du mou aux lignes d’harmonie, fait sonner le cadre de scène enveloppe la violence des accents par un drapé velouté. Par la douceur et la durée du phrasé, elle se rattache entièrement à l’espoir d’Elle, à cette idéalisation qui entraîne et tire Elle vers toujours plus de souffrance, tandis que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg fait disparaître d’une seule voix le flux (mais le fait réapparaître avec peut-être moins d’unité dans les attaques). Le fragment contemporain voit la formation plus réactive sur l’épaississement et le désépaississement des textures, admirablement chapeautés par Ariane Matiakh.
Enfin, Patricia Petibon sidère par les rebonds et ricochets qu’elle commande à son instrument, par le souffle enrobant le moindre segment, par son adhérence exacte à l’orchestre, encore plus que lors de sa prise de rôle en 2021 au Théâtre des Champs-Élysées. Elle double sa ligne tour à tour ferrugineuse, nonchalante, lyrique et salvatrice, d’un jeu d’actrice proche de la perfection. C’est quand la fosse, la scène et la voix dépassent leurs frontières et se mélangent aussi bien qu’on sait que l’opéra a encore quelque chose à dire, à montrer et à faire entendre.
Thibault Vicq
(Strasbourg, 20 février 2023)
La Voix humaine, de Francis Poulenc, à l’Opéra national du Rhin :
- à Strasbourg (Opéra) jusqu’au 26 février 2023
- à Mulhouse (La Filature) les 12 et 14 mars 2023
21 février 2023 | Imprimer
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