On connaît le chic de Robert Carsen pour le déclic des mises en abîme, les reflets des miroirs, les images fantasmées du réel et le corps de la matière. Le metteur en scène canadien était taillé dans le roc pour Orphée et Eurydice (ici exécuté dans la première version de 1762, sans les ballets et les airs additionnels de l’héroïne), quintessence du mythe universel, mais le résultat prend la forme d’une litanie de lieux communs. Le dénuement du plateau ? Il sert au chœur et aux trois solistes à appliquer leur marche chorégraphiée qui occupera scolairement tout l’espace. Les quatre éléments ? Bien à leur poste : la terre empreinte d’identité (le sol de scène), le feu de rituel (l’enterrement d’Eurydice, la frontière du territoire des enfers), l’eau d’apaisement (l’extinction des flammes avant l’apparition d’Eurydice), l’air de vie (la partition de Gluck, en somme).
Philippe Jaroussky et Patricia Petibon, Orfeo ed Euridice –
Théâtre des Champs-Élysées; ©Vincent Pontet
Le jeu d’acteurs ? Délimité par un prisme sommaire. Le traitement de l’action se révèle aussi platonique que dans un manuel de grec ancien. L’inclusion du chœur – comme narrateur et personnage groupé – par Gluck implique un œil plus empathique, que ni les changements de lumière, ni l’aperçu des silhouettes sombres devant l’écran du fond n’incarneront. La partie immergée de l’iceberg a fondu ; il n’en subsiste qu’un matériau flottant, sans base invisible et fédératrice. Le plancher minéral de ce paysage un peu lunaire, rappelant que toute vie naît et finit en poussière, ne valorise pas le Chœur de Radio France, par ailleurs assez correct, quoique morcelé dans ses masses.
Si les intentions de Robert Carsen semblent avoir été griffonnées à la va-vite sur un coin de serviette en papier, l’orchestre renforce cette sensation de manque. Les cuivres baveux, bois asthmatiques, cordes fuyantes et basse continue pachydermique d’I Barocchisti jalonnent une performance agrémentée de problèmes de justesse à répétition. Diego Fasolis, à la tête de l’ensemble, apporte un regard tantôt grossier, tantôt banal, mais laisse la plupart du temps indifférent. Sa vision verticale (comme dans l’accentuation systématique en onde de choc) fait perdre toute substance au déroulé musical, et les répliques sont jouées identiques aux phrases épicentres, sans tenir compte des trois chanteurs.
Philippe Jaroussky, Orfeo ed Euridice – Théâtre des Champs-Élysées;
©Vincent Pontet
En tête de gondole, Philippe Jaroussky tient presque à lui seul ce spectacle : le contre-ténor passe par plusieurs stades successifs, traduits en états vocaux bien soulignés à chaque acte. L’Orphée humble a une vision à long terme, privilégiant les phrases allongées, polissant les angles durs et les nuances en dialogue intérieur (comme avec sa conscience). L’Orphée penaud grimpe progressivement de mesure en ligne mélodique, son courage escalade grâce aux nouveaux appuis qu’il acquiert, jusqu’à retrouver, confiant, sa bien-aimée. L’Orphée affranchi corse sa prosodie en l’imaginant telle une conversation avec son épouse, vive et ferme, davantage dans l’attaque et moins dans le vibrato. L’Eurydice sous morphine de la soprano lyrique Patricia Petibon balaye les conventions. Elle mène l’orientation du jeu musical au III, et confère une grandeur florissante aux notes de passage et aux appoggiatures. Son personnage traduit la confusion de l’anesthésie générale opérée par son passage aux enfers, d’où un placement temporairement hasardeux (surtout quand elle ne vibre pas), mais une projection et des contrastes crépitants dans son exploration des brèches. Emőke Baráth (Amour) connaît chaque case de sa bataille navale vocale, estompe ses effets pour procurer un chant combinant la pureté et la fraîcheur du trait.
La rencontre des amants a lieu sur les Champs-Élysées, carré VIP des morts vertueux. Le théâtre du même nom aura eu le mérite de retranscrire l’héroïsme d’Orphée en convoquant la mémorable interprétation de Philippe Jaroussky, même dans ces modestes limbes scéniques.
Thibault Vicq
(Paris, le 22 mai 2018)
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