Chaque individu ayant sa propre idée du symbolisme de Maeterlinck et de la musique de Claude Debussy, on a vite fait de ne pas être conquis par les versions de Pelléas et Mélisande auxquelles on assiste. Dans le cas de la mise en scène de Barbe & Doucet (et sa reprise actuelle à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège par Florence Bas), il ne s’agit pas que de subjectivité : la lecture aurait (peut-être) été digne d’intérêt si le duo avait suivi sa note d’intention sur le monde des esprits. Le décor très esthétique, conçu à partir d’une plateforme mobile au-dessus d’un étang, ainsi que de parcelles de terre suspendues (racines pendantes), laisse entendre que l’action se déroule sous terre ou dans un monde de songes, où Mélisande serait issue d’une sorte de communauté de prêtresses. Malheureusement, la réalisation ne fait que s’appuyer sur cette scénographie, pour un résultat corseté et peu incarné, aux mimiques héritées (on ne sait pourquoi) d’un banal drame bourgeois, ni signifié par un point de vue (encore moins dans les duos), ni illustré par les actes.
Depuis la salle, on a le sentiment que la rencontre en fosse entre Pierre Dumoussaud et l’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège n’a pas porté ses fruits. D’une part, la phalange maison sonne assez dans l’ « efficacité » et la précipitation plus que l’ondulation, prend peu de soin au mélange de timbres, et n’apparaît pas aussi libre qu’on l’a entendue dans le passé. D’autre part, le chef, dans sa vision debussyste de coursives et de grands espaces, n’obtient pas toujours une cohésion des départs et des changements de notes. Sa baguette ne manque pourtant pas de netteté – une qualité qu’il avait déjà manifestée dans l’ouvrage à l’Opéra de Rouen Normandie en 2021 –, d’une délimitation par les aigus et par les graves, d’une dramaturgie orchestrale par les points de tension et les détentes. Cependant, on n’entend pas l’ensemble nager entre la zone de flottaison et les sédiments, malgré une véritable science du crescendo et du decrescendo. Pierre Dumoussaud multiplie finalement les pièces d’un puzzle qu’on ne parvient pas à assembler, pendant que la matière instrumentale toute théorique se désolidarise de substance psychologique, et que les tempos (au demeurant variés) auxquels il se tient longuement ne permettent guère de rubato. Il radicalise sa conception de l’œuvre en gouffres verticaux plutôt qu’en nappes, en nuances (souvent trop fortes, d’ailleurs) plutôt qu’en cheminement. L’orchestre joue mat (et de façon peu rigoureusement juste), mais dans une rhétorique presque verdienne, qui nuit à la transparence et au sfumato de Debussy.
Pelléas et Mélisande - Opéra Royal de Wallonie-Liège (2024) (c) J. Berger - ORW Liège
La franche réussite du premier Pelléas de Lionel Lhote vient d’abord d’une consistance vocale tous terrains, en parenté avec la curiosité endolorie du personnage, et d’une stupéfiante palette de couleurs. On reste suspendu à l’étrange magie d’un chant nourri à l’élan du « parlé ». Lionel Lhote déroule la spontanéité des mots avec le chant, et la symbolique de la musique se réalise concrètement par ce débit de parole. La phrase se mue en réflexion nomade, le long d’une ligne pensive. Le formidable Golaud de Simon Keenlyside magnifie chaque syllabe pour constituer un contenu linéaire de discours, dans une proportion idéale de prosodie moelleuse. Le texte est flux, normalité spontanée. Le vibrato n’est jamais cosmétique, il est là pour révéler les liaisons de la lettre. Au dernier acte, la ligne implore dans le dénuement. Le baryton prouve que l’immensité se trouve aussi dans la frugalité. Malgré un travail remarquable sur la langue française et l’homogénéité de l’émission, Nina Minasyan sonde difficilement les intentions de Mélisande, par des paroles trop visibles, trop entendables, et de ce fait, pas assez mystérieuses. Dans cette incarnation uniforme se dilue peu à peu la magie de l’œuvre, jusqu’à une seconde partie où l’humanité de l’âme disparaît et où les longues tenues perdent la notion de placement. L’élégante dragée vocale de Judith Fa (Yniold) côtoie la solidité de Marion Lebègue (Geneviève), et l’empathie de Roger Joakim (Médecin et Berger). Inho Jeong fait la formidable peinture interprétative d’un Arkel en empreintes sensorielles, personnifiant la sagesse qui doute.
Un Pelléas pour Pelléas et Golaud reste un Pelléas respectable !
Thibault Vicq
(Liège, 14 avril 2024)
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