Pygmalion, Amour et Psyché : Robyn Orlin célèbre les contre-cultures à l’Auditorium de Dijon

Xl_l1050631_pygmalion___gilles_abegg_op_ra_de_dijon © Gilles Abegg – Opéra de Dijon

Les mythes d’hier façonnent et interpellent, mais comment nous parlent-ils encore du monde d’aujourd’hui ? La question est d’autant plus ardue qu'à l'Opéra de Dijon, le couplage de Pygmalion, de Jean-Philippe Rameau, et d’Amour et Psyché, de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, créés à dix ans d’intervalle, n’est pas trivial au premier abord. Les lignes ténues du cadre passionnel éclatent dans les deux œuvres : grâce à une faveur divine, Pygmalion s’éprend de la statue qu’il a créée (narcissisme réflexif par l’objet conçu), alors que Vénus essaye à tout prix de séparer son fils Amour de Psyché par le biais de sa sbire Tisiphone (projection obsessionnelle et jalouse d’une mère possessive envers une femme qui la surpasse en beauté). Tout n’est alors question que d’image, physique ou psychologique. La metteure en scène et chorégraphe Robyn Orlin opte pour la vidéo comme un outil performatif et pour la danse comme langage d’apprentissage. Elle redéfinit la nature de ces figures grecques en 2018 devant un public nourri de pop culture et d’internet. Sa proposition pour l’Opéra de Dijon est un extraordinaire best of d’indicateurs underground, réunissant les communautés, et représente une renaissance de l’art total auquel l’opéra baroque aspirait.


Amour et Psyché, Opéra de Dijon ; © Gilles Abegg – Opéra de Dijon

Amour et Psyché, Opéra de Dijon ; © Gilles Abegg – Opéra de Dijon

Pygmalion, en tee-shirt et jean noir, est un régisseur de son art, plutôt qu’un ouvrier artisan. Il est entouré d’assistants qui l’aideront à assembler sa création et à organiser le vernissage – et surtout le cocktail – de son exposition. Il travaille cependant sur des paillasses de labo : le statut d’artiste est équivalent à celui du scientifique. La statue consiste en fait en un collage de photos superposées – en plongée – des danseurs, qui se couchent l’un après l’autre sur la table blanche. Les clichés accumulés, projetés sur un tissu noir, mettent le public à la place d’un chirurgien voyant ses patients sur une table d’opération, comme pour épingler la déshumanisation et la sous-traitance du monde de l’art par des spéculateurs. Ce catalogue d’anatomie morcelée rappelle aussi le rôle des « muses » du XXIe siècle, passant les unes après les autres dans l’atelier ou le bureau d’hommes puissants pour assouvir leur « inspiration ».

Amour et Psyché foule les terres d’un plateau de cinéma, et fournit un exutoire au constat féministe et alarmant du premier segment. Chaque soliste vocal bénéficie d’un double danseur qui apparaît en même temps sur un grand écran grâce à un tournage en temps réel. Les incrustations des personnages dans des fonds criards ou décalés rappellent les clips télé des années 90. Cette esthétique hipster, célébrée par les GIFs, mèmes et autres lolcats du web (et de la culture geek), et redevenue trendy depuis au moins dix bonnes années chez les générations Y et Z, convoque par ailleurs la notion du genre : les costumes queer et manga, ainsi que le voguing (danse sur talons hauts d’abord adoptée par la communauté noire homosexuelle) et le lip sync, suggèrent aussi bien l’opera queen que la drama queen. Pas du tout hors sujet, sachant que le travestissement avait déjà bon dos dans les représentations lyriques au XVIIIe siècle (le rôle féminin de Tisipihone est d’ailleurs écrit pour un baryton). Inutile de détailler la richesse absolue des procédés et des intentions, tant la fantaisie des projections et les interactions sur le plateau dialoguent ardemment. Force est de saluer la gestion virtuose de l’espace, du ballet (les danseurs-performeurs sont stupéfiants) et du contenu visuel (vidéos OMG WTF d’Éric Perroys) dans un festival décomplexé d’expression libre, qui signe la victoire de la création et des united colors des contre-cultures.


Pygmalion, Opéra de Dijon; © Gilles Abegg – Opéra de Dijon

Le Pygmalion frondeur (à l’extérieur) et ambitieux (à l’intérieur) de Reinoud van Mechelen met tout bonnement KO. Clairvoyance du trait, tenue exceptionnelle et précision de feu attisent une performance entêtante et passionnante. Le baryton Victor Sicard, dans la robe de Tisiphone, crayonne ses traits de caractère troll avec autant d’intensité que son maquillage. L’excellence du souffle, du placement et de la diction persiste en un vibrant brio de chaque instant. Magali Léger tisse une parenté indiscutable entre les notes qu’elle fait défiler féeriquement ; si sa Statue témoigne de quelques tenues moins réussies, sa Psyché au souffle long bouleverse par sa capacité à connecter l’effondrement psychologique du personnage à la légèreté mutine de sa prosodie. Amour (dans les deux parties) révèle une Armelle Khourdoïan affirmée et fougueuse, quoique parfois moins claire que sa partenaire. La soprano installe et casse régulièrement une routine vocale de façon assez brillante, écrivant un suspense absorbant. Samantha Louis-Jean incarne Céphise et Vénus dans un même entrain, rigoureux des nuances et des modulations sans à-coups. Le Chœur du Concert d’Astrée, préparé avec consistance par Benoît Hartoin, conjugue une interprétation rythmée à beaucoup de corps. L’orchestre s’amuse autant qu’Emmanuelle Haïm, dont la direction fumée permet de mettre en phase la résonance des motifs et l’esprit absolument dansé de la partition.   

Ce voyage dans les coulisses de la création artistique alternative appelle ainsi à la pluridisciplinarité de tous ses acteurs. On ne contestera donc pas son actualité brûlante et sa portée militante, en somme so 2018.

Thibault Vicq
(Dijon, le 25 mai 2018)

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading