Dans les spectacles de Romeo Castellucci, l’organique et le rituel jouent à saute-mouton à travers des images indélébiles et des gestes qui placent le regard sous un autre jour. Il aime d’ailleurs recourir à des lieux abandonnés pour questionner l’usage et l’acte du regard : après Le Sacre du printemps à la Ruhrtriennale en 2014, La Vita Nuova en 2018 pour la préouverture de KANAL - Centre Pompidou (Bruxelles), ou Pavane für Prometheus en septembre dernier dans une piscine désaffectée de Bonn, c’est au tour du Stadium de Vitrolles d’être investi par l’homme de théâtre. Ce bloc de béton noir au milieu des canyons provençaux de bauxite, n’a connu que quatre ans de programmation dans les années 90 pour finalement devenir un lieu prisé d’urbex suite à sa désertion. Pour comprendre l’intitulé de ce nouveau spectacle du Festival d’Aix-en-Provence – Résurrection, sous-titre de la Deuxième Symphonie de Gustav Mahler, elle-même illustrée sur scène –, en coproduction avec Abu Dhabi Festival, la Philharmonie de Paris et La Villette - Paris, il ne faut pas seulement se focaliser sur le lieu riche de sens, à l’aune de sa réhabilitation.
Résurrection est un complément à l’étourdissant Requiem de Mozart présenté il y a trois ans au Théâtre de l'Archevêché (et depuis repris dans plusieurs maisons d’opéra), et dans lequel Romeo Castellucci se penchait sur ce qui n’était plus et ce qui était en train de disparaître. Avec cette création, l’Italien réhabilite ce qui aurait pu ne plus être, grâce au temps long qui lui est cher. À partir de la Symphonie n°2, il compose un tableau vivant d’exhumation de charnier dans un décor de terre mouillée. Depuis les gradins (qui portent encore les tags des occupants depuis plus de 20 ans), on aperçoit deux entrées de lumière extérieure à cour et jardin, depuis l’une desquelles arrive un cheval blanc. En venant le chercher, une dresseuse découvre une main sortant de ce sol boueux. Des équipes de fouille ne vont pas tarder à venir pour sortir une à une les dépouilles, déposées sur des draps blancs. L’espace pour creuser est entouré de plus en plus de corps en décomposition, ensuite emballés et chargés dans des camionnettes. Romeo Castellucci occupe petit à petit la scène de mouvements, d’individus et d’espoir, avant de la vider entièrement de tout ce qu’elle avait sorti de terre.
La « résurrection », c’est ici rendre les disparus visibles afin de leur rendre une identité, une histoire. La mémoire peut en effet oublier, mais le théâtre (ou plutôt la performance) se permet ici de rappeler. La Deuxième de Mahler, par sa construction narrative, rejoint également la profession de foi des retrouvailles. Le premier mouvement fait entendre les funérailles du personnage de la Première Symphonie, le deuxième ressuscite une danse viennoise d’un passé moins troublé (ländler), le Scherzo reprend un lied de Des Knaben Wunderhorn pour coïncider avec la perte de la foi, avant que l’Urlicht la réanime, et que le Finale ne fasse traverser le Jugement dernier et accéder à la vie éternelle. Les cadavres anonymes de Castellucci peuvent aussi bien résulter de massacres politiques ou de génocides idéologiques, mais l’intention première est de montrer qu’ils existent bel et bien, et qu’ils peuvent récupérer leur histoire.
L’acte même de mettre en scène une symphonie va à l’encontre de la nature de cette forme destinée à l’écoute seule, et relève d’une reconstruction. La mise en espace rejoint les cinq parties de l’œuvre. L’arrivée du chant au quatrième mouvement amène les personnages à se reposer, à observer le travail accompli. Le Finale prépare quant à lui les dépouilles à leur nouveau voyage, tandis qu’une femme bouleversée continue à retourner la terre à la recherche de plus de personnes à « sauver ». Et la terre sèche, jusqu’à être nourrie à nouveau dans une pluie des derniers instants, alors que la lumière déclinante du jour des deux sorties du fond a désormais fait place à la nuit, est refertilisée pour les suivants. Habituellement, les œuvres symphoniques donnent naissance à des images mentales. Là, c’est la visualisation du travail scénique collectif qui influe sur l’écoute et ouvre à certaines interprétations libres d’un des chefs-d’œuvre de Mahler. Entend-on vraiment ce qu’on devrait entendre ? On n’aura jamais la réponse, mais l’expérience vaut la peine d’être vécue.
L’Orchestre de Paris est du plus bel effet, avec son amplification salvatrice et ses pupitres donnant le meilleur d’eux-mêmes. À sa tête, Esa-Pekka Salonen met l’accent sur l’enquête et la recherche que la pièce lui évoquent. Il place en outre les projecteurs sur une étonnante inquiétude qu'on ne connaissait pas tant jusqu'alors à la symphonie. Il suscite au début des sonorités douces et drainées, puis superpose légato et louré dans un II aux textures plus aqueuses. Le chef donne une égale importance à la verticalité et à l’horizontalité ; accords et mélodies coexistent et se respectent mutuellement dans le Scherzo. Le quatrième mouvement, avec l‘entrée vocale de Marianne Crebassa, telle une nymphe fédératrice entraînant un environnement neuf par son timbre voluptueux, inspire à Esa-Pekka Salonen un aplanissement des surfaces et à un nivellement par la beauté perpétuelle. Dans le V, la baguette multiplie les appels instrumentaux et invite à l’édifiante accrétion des articulations, plutôt que de se placer dans la torsion. Le sublime Chœur de l’Orchestre de Paris, en nectar d’essaim, et la soprano Golda Schultz, embellisseuse surplombant l’immensité de l’océan instrumental par un chant gorgé d’optimisme, concluent dans la magnificence cette Résurrection audacieuse et indispensable.
Thibault Vicq
(Vitrolles, 10 juillet 2022)
Crédit photo © Monika Riitershaus
12 juillet 2022 | Imprimer
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